samedi 10 septembre 2005

Le Garçon et l'Aveugle

Lisant un jour un ouvrage sur l'histoire du Moyen-Age, je découvre que le plus ancien texte théâtral en français (en picard, plus précisément) date de la seconde moitié du XIIIe siècle et est une farce originaire de Tournai. Le Garçon et l'Aveugle est "une véritable pièce, interprétée par deux jongleurs, sans doute à l'origine une parade de foire, mimant une scène de rue, une scène de la vie quotidienne, et que l'on intégra par la suite à des mystères", écrit Jean Dufournet qui a présenté en une version bilingue le texte de cette farce (1).


J'ai proposé à mon ami Yves Coumans, directeur artistique de la compagie Les Passeurs de Rêves (https://www.passeursdereves.be/fr/) de monter ce texte et de le présenter à Tournai. Je l'ai joué avec le jeune et talentueux comédien Thomas Coumans, dans une mise en scène d'Yves. Nous l'avons créé, avec l'aide précieuse du Foyer socioculturel d'Antoing, lors des Journées du Patrimoine de septembre 2005. Nous avons eu l'occasion ensuite de le jouer au pied du beffroi aux Euromédiévales de Tournai, aux Rencontres des Arts de la rue à Bruxelles et dans plusieurs écoles.
(1) "Le Garçon et l'Aveugle, jeu du XIIIe siècle", éd. Honoré Champion, Paris, 1989.










« Les interprètes sont Michel Guilbert et Thomas Coumans. Ils mettent dans cet anonyme scénario rudimentaire une énergie corporelle et vocale qui emporte l’adhésion. (…) Ils se donnent à fond pour retrouver la gouaille d’autrefois, y glissant le sel de quelques anachronismes en allusion à notre époque. »
Michel Voiturier, le Courrier de l’Escaut – septembre 2005

« Une farce tonique et turbulente (…) Le spectacle fait la part belle aux visages de la farce, privilégiant la truculence du langage et celle de la gestuelle. La misère et l’urgence virevoltent au vif d’une immoralité saisie en noir et blanc. La palette surgit d’un aujourd’hui fustigé et colorié par les imagiers « Passeurs de Rêves ».
Françoise Lison, le Courrier de l’Escaut – septembre 2006




J'en profite pour citer ce texte écrit (en mai 2011) pour répondre à la demande de Pierre Dailly, qu'il avait adressée à quelques comédiens amateurs et professionnels de son entourage: que représente pour vous le théâtre?, nous avait-il demandé.

Comme tout enfant, j’ai joué à mille jeux. Mais le jeu qui n’a jamais cessé, c’est celui du théâtre. Avec un père et un grand-père comédiens amateurs, je me suis, comme mes frères et sœurs, très tôt retrouvé « sur les planches », comme ils disaient. Pour participer à la « revue » annuelle de la paroisse, pour interpréter une version scénique d’un spectacle du « Théâtre des Poriginelles », pour jouer des entrées clownesques et des sketchs. Parmi ceux-ci, « Les Deux orphelines » que j’ai  souvent interprété, notamment en classes de neige en Suisse, représentant seul mon école devant six cents autres enfants.

Plus tard, il y eut des spectacles de clown, des formations, des ateliers, des projets avortés aussi, la participation à des spectacles aux formes très diverses.
Et aussi des chocs. Au début des années ’70, j’ai vu « Mistero Buffo » de Dario Fo, par la Nouvelle Scène Internationale à la Halle aux Draps à Tournai, présenté par la Maison de la Culture. Le théâtre pouvait donc être politique, critiquer de manière drôle et acerbe la religion et le pouvoir. En mêlant textes, mime, chant, jeu du corps, sans décor et avec un minimum de moyens. Je me souviens avoir applaudi debout. Il y eut aussi « L’âge d’or » du Théâtre du Soleil qui dénonçait le sort des travailleurs immigrés. Le théâtre n’était donc pas que vaudevilles et comédies légères, pas que celui d' Au théâtre ce soir ou des Galas Karsenty-Herbert que j’allais parfois voir avec mes parents. Le théâtre pouvait donc nous coller à notre siège, nous parler de nous, nous secouer, nous mettre en mouvement. Tout récemment, je pense à « Bloody Niggers » de Dorcy Rugamba et Jacques Delcuvellerie.
Je n’ai jamais été un fan de cinéma, ni de télévision. J’ai pratiqué un tout petit peu le premier, beaucoup la seconde, sans y prendre autant de plaisir qu’au théâtre, où on ne triche pas, où le jeu est clair. Même si ce que je préfère, c’est laisser planer le doute, jouer avec les spectateurs, les amener à s’interroger : suis-je dans une fiction ou dans la réalité ? Quand mon jeune partenaire Thomas Coumans venait mendier auprès de spectateurs au début de la représentation de la farce du XIIIe siècle « Le Garçon et l’Aveugle », certains d’entre eux s’éloignaient, mal à l’aise, ne sachant si le jeune mendiant était vrai ou non. Donneraient-ils de l’argent à un faux plus facilement qu’à un vrai ? 
« Elise et nous », que j’ai écrit suite à mon expérience parlementaire et que je joue avec la Compagnie du Tocsin (de l’Intox ?), est sous-titré « faux candidats, vrais discours ». Le théâtre est dans la vie, il suffit d’être attentif. D’où le trouble de certains spectateurs qui oublient le jeu et les comédiens et croient être face à de vrais candidats aux élections. Et qui dès lors se manifestent, s’énervent, se lèvent, prennent part au débat.
Ce que j’aime dans le théâtre, c’est sa proximité avec la réalité. Quand jouer nous aide à être.



Feux de la Saint-Jean, Mons, 25.6.2004, costume et maquillage de Nadia Vermeulen - photo: © Michel Binstok

vendredi 1 avril 2005

Le conte du comte qui faisait ses comptes

Emile Crublight (que je connais bien) a écrit ce conte dans le cadre du combat mené contre le projet de "Centre européen des sports de glisse", le délirant projet que le prince de Ligne entendait créer sur ses  terres. Il a été publié sur le site de la CIAO, le collectif que nous avons été nombreux à créer et à faire vivre pour empêcher, au début des années 2000, ce projet des années '60 de voir le jour.

Le Conte du comte qui faisait ses comptes
                                                   ou 
                                Fantasia chez les ploucs
                                              Une histoire politiquement incorrecte


    Il était une fois un comte qui possédait un beau château avec d’immenses terrains.
Mais l’entretien de ce château lui coûtait cher. Très cher ! Et ses terres ne lui rapportaient pas grand-chose. Au point que le pauvre comte se trouvait fort dépourvu certains jours et rencontrait quelques difficultés vers le vingt de chaque mois pour partir en vacances, pour aller chasser dans les Vosges sur les six cents hectares de terres de sa vieille tante ou pour changer de carrosse tout-terrain.
Un beau jour, alors qu’au haut du donjon il devisait avec un de ses amis parisiens qui était venu lui rendre une visite de courtoisie, celui-ci, s’extasiant devant l’étendue de ses terres, lui fit une suggestion :
- « Pourquoi, monseigneur, (le comte aimait qu’on lui donnât du monseigneur en lui  serrant la pince), pourquoi ne transformerais-tu pas ces espaces inutiles en un parc sportif où l’on pourrait pratiquer des activités qui tendent à disparaître ? »
« Qu’entendez-vous par là, cher ami ? », lui demanda le prince, insistant sur le vouvoiement, car il ne voulait pas laisser croire à son interlocuteur, tout ami et parisien qu’il fût, qu’ils avaient gardé les oies ensemble.
- « A cause du réchauffement climatique, les stations de sports d’hiver connaissent et vont connaître de plus en plus de problèmes d’enneigement. Dès lors, les skieurs vont devoir se rabattre sur la neige artificielle. Le ski en boîte, voilà l’avenir !
- Diantre ! Voilà une idée qui me botte, dit le comte en donnant un coup de cravache sur la sienne. Mais qui donc pourrait imaginer un tel projet, aussi en avance sur son temps ?
- Eh bien, j’ai une amie très chère, architecte dans le civil, Jeanne Carrefour, qui a déjà travaillé à la réalisation d’un parc d’attraction en Denvée, le pays de votre collègue, le comte de Liviers. Le parc s’appelle le Fuy du Pou et présente chaque soir un spectacle qui réhabilite la noblesse. Les manants – qui paient très cher leur entrée - se bousculent pour applaudir l’ancien régime.

*     *     *     *

 Il n’en fallut pas davantage pour séduire le comte qui convoqua aussitôt l’architecte sus-nommée. Celle-ci lui bâtit, en deux coups de cuillers en argent, mieux qu’un château en Espagne, un plan sur la comète. Ce plan fut intitulé « Centre continental des sports de zippe ».
Aussi loin que porte la vue du haut de l’échauguette s’étendrait ce centre où glisseurs et promeneurs, pêcheurs et patineurs, rafteurs et skieurs se croiseraient en un ballet béjartien. Durant la journée, les épouses de ces sportifs en chambre, après le canotage, feraient du shopping entre copingues (parce que ça rime et ça rame, comme tartine et boterham). Et le soir, tous ensemble, ils reprendraient des forces dans les innombrables snacks et restaurants du centre, avant d’aller dormir, qui à l’hôtel de luxe, qui dans son bungalow (chacun selon ses moyens et les vaches seront bien gardées). 
Le projet plut au comte qui, aussitôt, convoqua au château le gouvernement régional. Des ministres accoururent aussitôt plier le genou face au comte et à son plan d’enfer et s’extasier devant ce beau projet « novateur, unique en Europe et dans le monde,  pôle d’attraction de choix qui présente l’avantage de s’ancrer dans un site naturel de plus de trois cents hectares  et qui sera réalisé dans une démarche de haute qualité environnementale  ». Bref, les ministres furent d’emblée conquis.
- Ils sont venus, ils ont vu, j’ai vaincu, dit le comte en fermant la porte après le départ du dernier d’entre eux qui avait tenu à terminer cette bouteille de whisky de trente ans d’âge.

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- Envoyez encore deux ou trois faisans, dit le ministre. Un grand bruit d’ailes se fit entendre et deux faisans affolés furent jetés à quelques jets de pierre du fusil du ministre de l’agriculture qui n’en fit que du pâté.
- A propos, Comte, tu es libre dimanche prochain, demanda le ministre Joseph Decôté ? Parce que mon frère Jean-Maurice aimerait venir chasser avec quelques amis.
- Avec plaisir, dimanche, je reçois le maire et son épouse. Plus on est de fous… Mais dites-moi, Monsieur le Ministre, pour mon projet… ne trouvez-vous pas que la procédure est bien lente ?
- Chaque chose en son temps, mon cher ami ! Nous sommes obligés de faire les choses dans les règles ; l’étude d’incidences sur l‘environnement  est en cours.
- Diantre ! Que tout cela est compliqué de nos jours. Autrefois, mon père et mon grand-père décidaient seuls et les édiles exécutaient.
- O tempora ô mores, répondit le ministre (qui ne connaissait que deux phrases en latin ; l’autre étant « in vino veritas »).

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     Le dimanche suivant, le maire s’en voulut de ses ambitions politiques dévorantes qui l’avaient mené à la tête de la commune, le comte était d’une humeur massacrante (un chevreuil et deux lièvres l’apprirent d’ailleurs à leurs dépens) :
- Qu’est-ce que c’est que ces manants qui critiquent mon beau projet ? Mais à quoi servez-vous, maïeur ? Mettez un peu d’ordre dans votre commune ! Si cela continue, on les verra bientôt manifester aux grilles du château ! Il est pas beau mon projet ?
- Si si, monseigneur ! Il est magnifique ! Mais le droit d’expression est un… droit, comme son nom l’indique. Et je ne peux pas empêcher ces rustres de dire ce qu’ils pensent.
- A vous de dire tout le bien que vous pensez de mon projet !
- Je ne cesse de le faire, Monseigneur. Mais les conditions sont difficiles ; après la projection du film « Une vérité qui démange », j’ai été interpellé par des spectateurs et croyez bien que j’ai dit tout le bien que je pense de votre projet. Le problème, c’est que le Parc Naturel a rendu  un avis négatif. Le Conseil régional du Port Cas de Nalais vient de faire de même et maintenant la CRAT a également rendu un avis défavorable !
- La CRAT, voilà ce qui vous démange ! Ca vous chatouille ou ça vous cratouille ? Mais qu’est-ce que c’est encore que ces gens qui n’ont rien compris ? Et puis de quoi se mêlent ces républicains de français ? Nous vivons dans un royaume, que je sache ! Franchement, je ne comprends pas : je propose un magnifique projet, tous mes conseillers me le disent, l’agence Carrefour a quand même des références, le Gouvernement régional ne tarit pas d’éloges. Ce centre va créer 400 emplois ! Ca ne suffit pas à convaincre ? Eh bien, ce sera 800 ! Ca vous va, ça ?

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     Les mois passèrent et voilà qu’un beau matin, le comte reçut une lettre de guides touristiques demandant à être reçues. Elles avaient fait une découverte importante et souhaitaient en informer le comte. Elles étaient deux et expliquèrent au comte que, nettoyant un escalier conduisant à un souterrain bouché depuis des lustres, elles y avaient trouvé, enfouies sous terre, vingt-cinq pièces d’or datant du début du XXe siècle et valant chacune un peu plus de cinq cents euros.
- Voilà qui tombe à pic, dit le comte, ma toiture a justement besoin d’être rénovée. Je vous remercie vivement de cet argent, mais je saurai me montrer bon prince et vous aurez droit à une pièce chacune !
- C’est que, Monseigneur, la loi dit qu’en cas de découverte d’un trésor, la moitié va aux découvreurs et l’autre moitié au propriétaire des lieux…
- Ahahahahahahahaha !, s’esclaffa le comte, la loi ! Mais c’est sur mes terres que se trouvait ce trésor, pas sur un terrain public ! Je n’ai pas à observer une loi qui ne me concerne nullement. Combien étiez-vous lors de la découverte ? Cinq ? Eh bien, je vous laisse cinq pièces. Ah ! Vraiment, je suis trop bon, je m’étonne moi-même ! Et puis de toute façon, ce ne sont que des vieilleries ! Qu’avez-vous à  faire de ces pièces !
- Mais, Monseigneur, la loi…
- La loi, ici, c’est moi ! Et si vous continuez comme cela, vous ne serez plus guide touristique, puisqu’il n’y aura plus de visite de MON château. Plus de visite, plus de guide et plus d’office du tourisme. Allez, par ici la monnaie, sinon on ferme !
Et les guides s’exécutèrent…

            *     *     *     *
                                                                                                                    
     Pendant ce temps, se réunissait le Conseil de Recherche de la Lawonie des Neiges éternelles. Le président Freddy Debutte avait invité les promoteurs à présenter leur  projet, mais avait aussi souhaité entendre l’avis des maires concernés, du Parc Naturel des Plateaux de l’Urgo, de Trans-Environnement Lawonie et de la Convention Interrégionale des Ardennes Occiputales, un ramassis de riverains râleurs, d’écologistes mal rasés et de naturalistes chauves.
L’architecte Jeanne Carrefour présenta donc son « projet de haute qualité environnementale, un lieu fédérateur de vie qui, affirma-t-elle, respectera les normes Kyoto ». Mais qui, surtout, « répond aux besoins des consommateurs d’aujourd’hui ». L’investissement n’y est plus de 290 millions d’euros, mais s’élève à une fourchette de 420  à 450 millions €. Ce qui n’est pas, convenons-en, une bagatalle. La superficie diminue grandement et passe de 350 hectares à seulement 218 ! Autant dire un mouchoir de poche ! Le nombre annuel de visiteurs, quant à lui, ne serait plus de trois millions, ni même d’un million, mais de 670.000 à  850.000, avec une capacité maximale de 6000 visiteurs par jour. Pour les amener au centre, 1542 véhicules suffiraient. Un chiffre négligeable par rapport aux véhicules qui circulent sur les routes ! Quant aux emplois créés, ils ne seront plus 400 mais 800 ! Oh lalala ! Oh lalala ! C’est magnifique !
Dans le centre, les consommateurs pourront profiter d’un parc aquatique avec verrière, d’une vague de surf, d’un jardin exotique, de multiples restaurants, de deux pistes de ski de 200 mètres à partir d’une tour de 67 m de haut sur une neige poudreuse à + 1°C, d’un anneau de vitesse entouré d’une piste de ski de fond., d’une patinoire pour le hockey et des spectacles Holiday on Ice, de pistes de skate, d’un hôtel de 110 chambres, de 850 maisons et cottages, d’une salle de congrès, d’une extension du musée des sports olympiques de Lausanne, de magasins d’alimentation et d’équipements  sportifs, de terrains de tennis, d’étangs de pêche, de circuits de promenade, d’étangs pour le ski nautique, d’une installation de vol libre...
Bref, du jamais vu, la grande classe et deux idées maîtresses : « profiter de la nature et procurer du rêve et de l’émotion » !

Seul petit bémol, concède Jeanne Carrefour :  l’émission de CO2, de l’ordre de douze mille tonnes  par an, est « importante et préoccupante ». Mais évidemment, dit-elle, « si on ne fait rien, on n’aura pas d’émission de CO2 ». Et puis, s’empresse-t-elle d’ajouter, les enfants pourront manger bio et auront « des indications sur la consommation de CO2 générée par les fraises qu’ils mangeront ». Alors, les petits Lawons, qu’en dites-vous ? Ca en jette, non ?
Les maires eurent ensuite la parole. Le premier, Borain Desbois (celui qui prend aux pauvres leur argent pour le donner aux riches), affirma  sa volonté de voir le projet se développer, mais insista sur la préservation du patrimoine naturel et de la qualité de vie des citoyens et demanda que « les villages ne soient pas trop perturbés, si ça ne vous dérange pas, bien sûr ».
Le deuxième, Paul Waicquoi, se plaignit de l’évolution anarchique du dossier, du manque d’information sur les investisseurs et de l’opacité dans la communication. Mais il dit rester  « personnellement positif pour le projet », tout en souhaitant qu’il n’y ait qu’un seul accès et que les produits financiers publics soient  redistribués pour compenser les nuisances.
Le troisième, Eldan Estbar, également président du Parc Naturel, souligna que dans ce projet colossal, « les  zones de loisirs affecteront des biotopes d’intérêt européen ». Il exprima son scepticisme sur l’impact local en matière d’emploi.
Se suivirent ensuite les représentants du Parc Naturel des Plateaux de l’Urgo, de Trans-Environnement Lawonie et de la Convention Interrégionale des Ardennes Occiputales. Ils s’attaquèrent au projet, sans pitié aucune, dénonçant pêle-mêle, le gaspillage d’espace naturel, d’eau et d’énergie, l’artificialisation de la zone, les coupures écologiques, les contradictions avec les engagements européens, les contresens scientifiques, la surexploitation de la nappe, le caractère déjà obsolète de ce projet, le décalage par rapport au vécu de la population. Ils affirmèrent, sans rire, que ce projet était en opposition avec une politique de tourisme de proximité et avec le développement rural. Ils rappelèrent tous  ces grands projets mégalo qui allaient révolutionner leur région et qui ne se sont jamais concrétisés. Ils évoquèrent aussi ceux qui furent des échecs et qui sont aujourd’hui d’énormes friches industrielles. Ils insistèrent sur la nécessité de développer une politique de développement durable (et pas seulement de lièvre !).
Enfin, des économistes membres du Conseil de Recherche de la Lawonie des Neiges éternelles affirmèrent leur scepticisme sur les chiffres avancés et leurs doutes sur la rentabilité de ce projet.

La pauvre Jeanne Carrefour fut très désappointée par ces critiques qu’elle considérait comme très injustes. Surtout qu’elle avait montré de très beaux dessins pour illustrer son projet !
« S’il y a bien quelqu’un qui fait du développement durable, c’est moi, affirma-t-elle, la main sur le coeur. C’est bien simple, même la nuit, je rêve de développement durable. Dans mes rêves, je vois pousser les arbres. D’ailleurs, nous allons améliorer la forêt, la restaurer telle qu’elle existait avant 1914. Les promeneurs pourront ainsi découvrir une nature plus naturelle qu’avant et s’y promener pour 35 € seulement par personne. Elle est pas belle la vie ? »
Madame Carrefour serait donc à la nature ce que Dash est à la lessive. Mais les riverains n’en crurent pas un mot et préférèrent garder leur bonne vieille nature plutôt que la nature en boîte qu’elle essayait de leur vendre. Ils protestèrent, rouspétèrent, tempêtèrent, déblatérèrent, pétitionnèrent, ils ameutèrent la presse, les scientifiques, les politiques…

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     L’architecte, elle, se réfugia chez le comte pour lui faire part de sa déconvenue. Décidément, il ne semblait pas possible de faire le bonheur des gens contre leur gré. Afin de revoir leur stratégie, tous deux décidèrent de se mettre au vert, ou plutôt au bleu, en embarquant sur un petit yacht qui jeta l’ancre au milieu du Grand Large, un week-end durant. Et là, quelle ne fut pas leur surprise, alors qu’ils sirotaient tranquillement une coupe de champagne en réfléchissant à leur nouvelle campagne, quelle ne fut leur surprise donc de s’entendre héler par les occupants d’un petit dériveur : « Hello !, nous dérivons ! Vous savez ce que c’est ! »
C’était les maires de Lawonie des Neiges éternelles qui - voyez ce que c’est que le hasard quand même ! - avaient justement décidé de se réunir pour imaginer une coupole sportive pour leur région.
- « Une  coupole, bon sang, mais c’est bien sûr !, dit le comte en se frappant le front du plat de la main, voilà une bonne idée. Plutôt que de restaurer ma toiture telle qu’elle était, je vais la transformer en coupole, à l’instar de la basilique St-Pire ou de l’Institut de Rance. Les touristes viendront par milliers l’admirer. Versailles n’a qu’à bien se tenir ! Je veux voir toutes les coupoles du monde. J’aurai la plus belle ! »
Ce nouveau projet lui fit aussitôt oublier l’ancien.
Le comte et Dame Carrefour, tant qu’à faire d’être sur le Large, le prirent. Grâce à l’argent du trésor, le comte put emmener en bateau l’architecte (à défaut des riverains). Les flots bleus les emportèrent sur la Seine, sur le Tibre et l’Euphrate. Ils voulurent gagner l’Inde pour visiter le Taj Mahal, mais, chemin faisant, ils découvrirent une île déserte dont le nom les séduisit : l’île de Blanche Neige. Ils s’y installèrent, y vécurent heureux et eurent beaucoup de petits bungalows.

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Moralité : Chassez le naturel, il revient au bungalow !

Emile Crublight

Note : Toute ressemblance avec des situations, des personnes et des organismes existants n’est peut-être pas totalement fortuite. Mais allez démêler le vrai du faux dans des projets comme ceux-là où la réalité dépasse souvent l’affliction…

mercredi 9 mars 2005

Le Carnaval de Tournai

A propos de masques, comment t'habillais-tu à Carnaval? Pour moi, c'est la seule fête qui mérite son nom. Les autres veulent rappeler quelque chose, celle-ci veut au contraire tout oublier. On retire les vêtements graisseux de sa propre identité et on en revêt une autre pour s'amuser. Personne ne juge, les hiérarchies n'existent pas. C'est une fête anarchique, elle devrait te plaire.
Erri De Luca, "Le tour de l'oie".


En 1995, le carnaval de Tournai fêtait ses quinze ans. Pour l'occasion, l'asbl qui l'anime voulait publier un livre rétrospectif et a sollicité pour ce faire de nombreux photographes qui avaient pris du plaisir à immortaliser ces réjouissances, un graphiste pour assurer la mise en page (mon ami Christian Printz), et moi-même pour le texte. Texte que j'ai rédigé après plusieurs rencontres avec diverses personnes impliquées dans cette renaissance et  dans l'organisation de cette fête qui réunit aujourd'hui encore des milliers de Tournaisiens toutes origines et toutes générations confondues.
Ce livre s'intitule tout simplement "Le Carnaval de Tournai", éditions Confetti, 1995.



Dix ans plus tard, l'asbl Carnaval souhaitait sortir une nouvelle publication, qui fasse, elle, le lien entre carnavals d'autrefois et d'aujourd'hui. J'ai à nouveau accepté de rédiger ce texte. Je l'ai fait à partir, notamment, de lecture d'ouvrages historiques sur Tournai et d'une visite du Musée du Folklore. Hélas, ce texte n'a finalement jamais été publié, le livre n'ayant jamais été concrétisé, faute de moyens financiers si je me souviens bien. Le voici, en l'état.




Le Carnaval de Tournai, d'hier et d'aujourd'hui

Foi  de Lucien, voilà bien 140 ans que je n’avais plus fait carnaval ! Il a fallu que les Diables viennent mener sabbat devant mon ancienne demeure à Saint-Piat pour que je revienne, je ne sais par quelle grâce. Et je ne sais d’où…  C’est que du carnaval de 1863 à ceux de ce début de XXIe siècle, j’ai comme un trou noir. Je me souviens d’une folle cavalcade avec mes amis de la Société des Bons Enfants dans la descente de la rue Saint-Martin. Le beffroi se rapprochait dangereusement.  Puis plus rien !
Aujourd’hui, me voilà membre de la Société des Invisibles… Bien sûr, je n’ai plus l’âge de danser, j’observe, j’applaudis, je ris. Et  j’ai beaucoup de plaisir à constater que le carnaval est toujours très vivant. Je crois même qu’il ne l’a jamais été autant.
De mon temps, c’était dans les années ’60 – ’80 (je parle du XIXe siècle), on avait organisé à la mi-carême, la dernière journée du carnaval, un cortège de masques avec pas loin de six cents personnes ! Vous imaginez ? On n’avait jamais vu autant de monde ! Il y avait là toutes les compagnies et tous les masques qui d’habitude parcouraient isolément les rues de Tournai.

« Quelques mesures intelligentes prises par des hommes d’initiative suffisent pour réunir à Tournai, en un seul cortège, cinq à six cents personnes appartenant à la bourgeoisie et à la classe ouvrière. »
« il sera possible d’organiser ici, au carnaval, des cortèges attrayants qui  remplaceront fort avantageusement les bandes de masques courant isolément et débitant au public des propos dont la convenance est parfois très contestable. »
                                                               La Feuille de Tournai – 20 mars 1860

 (réunions - préparation)

Ce carnaval, visiblement, est dans les esprits trois cent soixante-cinq jours par an. Il est des maisons où l’on ne  cesse d’en parler, où chaque jour de l’année on pourrait croire que le carnaval aura lieu le lendemain.
Les déguisements sont, le plus souvent, faits main, made in Tournai, dirait-on aujourd’hui. Et nombreux sont celles et ceux qui mettent un point d’honneur à s’adapter au thème annuel.
Tout au long de l’année, les confréries (comme on appelle aujourd’hui les sociétés de carnaval) organisent des bals,  des soirées, des cabarets, autant de prétextes à se retrouver, à chanter, à boire un verre (ou deux) et à faire la fête.
Les membres de l’association qui organisent le carnaval, eux, se réunissent régulièrement pour préparer l’édition suivante, prendre contact avec des artistes, des confréries, des techniciens, des fanfares, les services de la Ville, trouver des finances, des mécènes (on dit maintenant des sponsors, paraît-il).

(mardi-gras) 

De mon temps, le carnaval avait lieu le dimanche de la Sexagésime(*) et le dimanche, le lundi et le mardi suivants. Le Mardi Gras, des bals étaient organisés aux sièges des sociétés. Et à la mi-carême (la Lætare) avait lieu le cortège.
Aujourd’hui, si les festivités se sont concentrées sur la seule Lætare, les confréries effectuent leur première sortie au Mardi gras. Au programme : hommage à la belle Naïade, statue vénérée de tous les carnavaleux, et tournée des  bistrots qui servent la Naïade, la bière cette fois, vrai nectar de lætare.
La veille a eu lieu la conférence de presse de présentation du carnaval. Je me suis laissé dire que certains journalistes ne la rateraient pour rien au monde!

Le lendemain, Mercredi des Cendres, la confrérie des Mouqueux d’candelles, ravivant une tradition qui remonte loin dans le temps procède au noyache des candelles, en laissant flotter au fil de l’Escaut une planchette sur laquelle est fichée un  reste de chandelle de l’hiver. Ces petites lueurs portent les vœux d’une année ensoleillée.
(*) (c’est-à-dire 9 jours avant le Mardi Gras)

(déco des rues)


Dans les semaines qui précèdent le carnaval, la ville prend des couleurs, des poses étranges, elle joue les coquettes, elle étonne, elle questionne : des réverbères se sont pris pour des palmiers ; la lune s’est démultipliée et s’est posée partout dans les rues ; un trois-mâts s’est échoué sur la grand-place ; une autre année, c’est une gigantesque valise qui s’y fut déposée. Autant d’annonces du thème de l’année.
Jules, Barthélémy, Christine, Walter, Louis, Batisse et tous ces vénérables tournaisiens pétrifiés sont habillés pour la fête par les confréries.
Dans les heures précédant le grand jour, un observateur aussi attentif que moi (je n’ai plus que cela à faire…) aura repéré qu’un quartier se transforme en fourmilière où se montent tréteaux, tours d’éclairage, espaces scéniques, personnages géants. Intrigant, non ?

(assoc - animations)

Des associations, des écoles participent à la fête : des étudiants en arts plastiques de Saint-Luc et de l’Académie des Beaux-Arts imaginent l’affiche du carnaval ; des écoliers fabriquent des éléments de décor en accord avec le thème de l’année ; une association ou une classe engendre le roi de papier, qui connaîtra une trop brève vie. Deux critères pour une carte blanche : le roi doit être transportable (il emmènera le public jusqu’à la Place Saint-Pierre à la fin de la Nuit des Intrigues) et incinérable (il passera l’arme à gauche en fin de samedi). Quel métier !

(Nuit des Intrigues)

La Nuit des Intrigues ouvre le carnaval le vendredi soir. Nuit sombre et lumineuse, envoûtante et inquiétante, musicale et détonante, cette invitation au voyage dans un quartier de Tournai nous plonge dans une quatrième dimension, celle de la magie et de la folie douce. On ne sait où donner de la tête, on sait y donner de la fête. On y est tous un peu comédiens, musiciens, chanteurs, danseurs, badauds ébaubis, prêts à s’embarquer pour la haute mer, un mariage ou un accouchement, pour l’inconnu, l’inattendu ou l’impromptu.
Chaque Nuit tient de la performance, spectacle de fusion entre diverses disciplines artistiques, entre professionnels et amateurs. Elle constitue, la plupart du temps, une véritable création, en rapport avec le thème de l’année.
Si les Tournaisiens sont devenus des habitués et critiques acérés des spectacles de rue, si on compte dans la région quelques compagnies de théâtre de rue, les Nuits des Intrigues y sont pour beaucoup, qui ont mêlé les disciplines et fait de milliers de badauds autant de spect-acteurs.

(place St-Pierre)

Chaque année, la fête se poursuit, plus débridée, sans scène ni scénario, sur la Place Saint-Pierre et le quai voisin. Dans des décibelleries de sambas, de bandas et de ch’ti ganzas, le quartier tout entier bat le pavé. Les cafés débordent, ils se videront à l’aube… Foi de Lucien, j’en serai témoin !

(remise des clés)

Le samedi midi, la place de Nédonchel est place royale : le roi et la reine de l’année y prennent très officiellement leurs fonctions. Symboliquement, le bourgmestre de Tournai leur confie la clé de la ville : ils règneront jusqu’à l’aube suivante.
On m’a raconté qu’une année, les R’bouteux, gardiens de la clé, sont arrivés un peu  tard à ce rendez-vous où l’on se doit d’être ponctuel si l’on veut être aussi poli que le roi... La clé avait déjà été remise : le commissaire Noël Noël, dont on connaît le dévouement pour le carnaval, avait prêté à son bourgmestre la clé du commissariat… Le carnaval était sauf !

(rois et reines)

Les premiers carnavals connurent des rois ou reines célibataires. Ce furent des personnalités bien connues pour leur soutien à ce type de manifestation, des fêtards, des faiseurs de fête ou des bons vivants. Le plus souvent, les trois à la fois.  Puis vint la période d’un choix hasardeux : une clé à attraper, un tirage au sort à emporter, un jeu à gagner. Des formules trop peu royales. Aujourd’hui, l’asbl en est revenue à une option réfléchie et se choisit désormais un couple royal, selon des critères… variables. Mais sang royal ne peut mentir !

(dîner)

Au départ, ce sont les Berlous qui ont invité à l’apéro. Histoire de se mettre en train, de se rassembler tranquillement avant un fol après-midi. Tant qu’à faire, les Chevaliers de Ta Mère ont proposé de poursuivre avec un repas. Les confréries y discutent le bout de gras. Le calme avant la tempête.

(mascarade)

Dès 14h commence la grande débordée, c’est l’heure de crue : la vague carnavalesque submerge les rues. Il vient des carnavaleux des quatre coins de la ville. Réunis dans le centre-ville, ils forment une foule bigarrée, un immense poulailler piaillant de notes et de mots, de rires et d’éclats.
A mon époque, chaque société sortait dans son propre quartier. On peut dire qu’il n’y avait pas un, mais des carnavals. Il fallut attendre 1860 pour qu’un cortège tente de réunir tout le monde. Aujourd’hui, les organisateurs ne veulent pas de cortège. Confréries et carnavaleux circulent selon un sens connu d’eux seuls. Encore ai-je régulièrement des doutes… Ce carnaval n’a-t-il d’autre sens que celui de l’humour ?


« Dès l’après-midi, des gosses, impatients de faire comme les grands, s’affublent de quelques hardes aussi bizarres que possible, et dégringolent de leur rulette (ruelle) munis d’instruments quelconques propres à faire du bruit. Bientôt, les échos des sociétés et des compagnies de masques se font entendre dans divers coins de la ville. »
                          W. Ravez – Le Folklore de Tournai et du Tournaisis

(confréries)

La mascarade du samedi, c’est le grand moment de sortie des confréries, leur annuelle heure de gloire. On découvre les nouvelles, on redécouvre les anciennes, certaines adaptent leur costume ou leurs activités au thème de l’année.
Je me souviens des sociétés de mon époque : il y avait l’Arlequin, le Pierrot, les Cœurs joyeux, le Compère, les Quatre Dames, la Concorde, le Coq, les Cœurs réunis, le Conservatoire d’el signor Porporas, le Doigt dans l’Oeil, les Singes, la Jeunesse peu dorée. J’ai connu aussi d’autres sociétés, je me réjouis de les voir toujours actives aujourd’hui : par exemple, les Loups Garous, les Mouches à Miel, les Bons Vivants, les Sans Soucis.
Les confréries (*) sont la structure de ce carnaval, sa base, son énergie. Elles regroupent des copains, des amis, des familles, des proches d’une école, d’une association ou d’un mouvement de jeunesse. Si chacune a sa vie propre et ses propres règles, toutes ont le même objectif : faire la fête. Elles l’atteignent de diverses manières : pour la plupart, il s’agit (et c’est déjà beaucoup !) de se manifester dans les rues, en chantant, en dansant et en participant à toutes les activités proposées ;  d’autres apportent leur contribution aux rituels : les Diables rendent hommage à la Naïade, les P’tits Rambilles au Pichou, les R’bouteux à la Chanson tournaisienne ; certaines s’occuperont du lâcher de ballons, d’autres du jet de pichous, de la préparation du feu, de la marche funèbre et tant d’autres tâches, parfois dans l’ombre. Certaines confréries ont ramené le carnaval à l’un de ses sens premiers : la dérision, et prennent pour cible l’actualité tournaisienne et ses acteurs politiques, économiques, culturels ou sportifs.
(* un peu plus d’une centaine en 2005)




(hommage à la Naïade)

N’en déplaise à tous les monarques passagers, la véritable reine du carnaval est et restera la Naïade. La belle dénudée du sculpteur Georges Grard rassemble à ses pieds, chaque samedi de lætare, des milliers d’aficionados qui attendent d’elle le signal d’ouverture de la fête. Les Diables la parent de quelque élément  de costume lié au thème et se fendent d’un semblant de discours.
Que la fête commence !

(hommage au Pichou)

Au pied de l’église Saint-Piat, le Pichou célèbre la chanson tournaisienne. Les P’tits Rambilles et l’bourguémette ont pris l’habitude de lui rendre hommage. En discours et surtout, comme il se doit, en chansons.

(lâcher de ballons)

Sur le quai du marché aux Poissons, c’est l’heure du lâcher des centaines de  ballons gonflés par les Pierrafeux. Un plaisir que ne voudraient rater ni les petits ni les grands : l’envolée est attendue par toutes les générations, qui s’y retrouvent, le nez en l’air.

(Pichou)

Ce nez, les carnavaleux le gardent en l’air,  au pied du beffroi, dans l’espoir d’attraper un pichou. Les Bouffons se sont donné pour mission de protéger les enfants de la pression de la foule.
Ce sont les boulangers de la ville qui lancent eux-mêmes à la foule ces petits pains de leur invention, fourrés de fruits confits. Ces pichous sont faits sur le modèle de celui de Saint-Piat, un gamin bien sûr. (*)

De mon temps, le lendemain du carnaval, le mercredi des cendres on l’appelait l’journée à pains quéauds : les boulangers cuisaient pour l’occasion des centaines de baguettes. C’est qu’il faut bien manger quelque chose de consistant après ces journées arrosées !

Il paraît que déjà au Moyen-Age, lors de fêtes, on lançait des gâteaux  et des confiseries du haut du beffroi.

Mon grand-père m’a raconté que, dans les années 1830, des masques quêtaient pour les malheureux. Le produit de leur récolte était redistribué en pain aux nécessiteux. Décidément, pain et carnaval sont indissociables. Panem et circenses…

(*) Pichou : qui pisse souvent. Syn. de fontaine – à  Tournai, toute fontaine était appelée un pichou
(L. Jardez, Glossaire picard tournaisien, 1998)

(chanson)

Aujourd’hui, j’ai vu des compagnies et entendu des chansonniers qui comme autrefois se moquent de l’air du temps, de tout ce qui fait causer dans les bistrots et de ces môssieurs qui se donnent de l’importance.
J’ai chanté avec les P’tits Rambilles et les R’bouteux qui entonnent des chansons tournaisiennes que j’ai bien connues, j’ai écouté les Voix de Garage, j’ai ri avec les Z’ouilles qui aiment bien se moquer des institutions (on les a vus en Sénateurs Kakskouille, en Flicouille, en Cabaristouille ou encore en Gotha des Sex Cobouille), j’ai applaudi les Insoumises et quelques autres sociétés.
Je constate avec plaisir que cette vieille tradition tournaisienne de la chanson satirique est toujours bien vivante !

« Notre carnaval est frondeur et léger comme au pays Gaulois (…). A Tournai, la chanson n’a point encore abdiqué, elle est restée debout, et de nombreuses sociétés joyeuses, la plupart demi-séculaires, cultivent toujours la gaie science, cet art du chansonnier.
Pour l’ouvrier tournaisien, naturellement hâbleur et gaudrioleur, le carnaval est un champ libre où il peut tout dire, et certes, il n’épargne ni la satire, ni la critique piquante. (…)
Certes, toutes ces chansons carnavalesques n’ont pas toujours été recommandables ; on faisait quelquefois des personnalités (sic), la critique devenait injurieuse, et, en dépit de la Constitution, on fut forcé d’établir momentanément la censure à Tournai. Nos ouvriers poètes ont accepté docilement cette mesure et chaque année, le commissaire en chef de police, tout étonné du rôle de censeur littéraire qu’on lui fait jouer, reçoit la visite de nombreux présidents qui tiennent à lui soumettre d’avance les chansons destinées à l’impression. »
Aug. L. - Etrennes tournaisiennes pour 1882 –
                                                     Vasseur-Delmée, Libraire-Editeur




(Texte d’une chanson de carnaval)

CARNAVAL - - MI-CAREME 1882

Conservatoire des Poporas

Les Cabartiers Y sont gourés !

Air : Saint-Joseph est copé in deux

Refrain

Ah ! ah ! ah ! ché ben fé
Les cabartiers y sont gourés

Ier couplet

Chéto avant les élections
On prometto toute sorte d’bon ;
Cheto tout suc et tout gambon
Qu’on allo mette à leu grognon ;
Asteur qu’on est nommé bernique
On s’fou d’eusses au camp catholique.
       Ah ! ah ! . . etc ;

2me couplet

Votez pour l’échevin Carette
Et on va payer tous vos dettes
Votez pour Môsieur Sty et Non
On paiera vos contributions ;
Votez pou l’général in chef
Vous n’ paierez pu rien pou l’genef
       Ah ! ah ! . . etc.

3me couplet

Votez pour l’brasseu Antoine
Vous ingraisserez comme un chanoine ;
Votez pour les quatre contrôleurs
Et vous arez tous les bonheurs ;
       Vos filles aront des belles toilettes,
       Vos finmes des rubans d’su leu tiêtes
              Ah ! ah ! . . etc.

4me couplet

On prometto pu d’bure que d’pain
Aux fourbous d’Lille et d’Saint-Martin ;
« Si vous nommez Hinri Des Clefs
« Tous vos qu’mins y von êtes pavés
« Et même y f’ra faire un tramway
« Pour printe l’puriau à Tournai.
       Ah !  ah ! . . etc.

(8 couplets en tout…)


(feu)

C’est l’heure où le roi de papier passe à la casserole. Le grand feu s’allume, symbole de la fin de l’hiver et du renouveau printanier. Les carnavaleux dansent autour, chantent la Danse du Ventre. S’il y a d’la rumba dans l’air, elle a des sonorités de transe…

(marche funèbre)

Vient l’heure triste, celle du recueillement. Le convoi funèbre s’ébranle pour descendre vers l’Escaut, y jeter les cendres de feu le Roi. Tous les carnavaleux, toutes les confréries emboîtent le pas au couple royal, escorté par les Alunés, les Monsenors et les Barbie et Ken. Les Percutés donnent le rythme, lent et balancé d’un pied sur l’autre.
Quand le fleuve emporte les restes du roi de papier, la foule le salue en chantant. Le roi et la reine prononcent leur discours : le roi est mort, vive le roi ! La fête est finie, elle ne fait que commencer !

(texte chanson ?)

Salut, Roi Carnaval etc.


(Souper)

Dans les restaurants de la ville ou, depuis plus récemment, à la Halle aux Draps, les confréries regroupent leurs forces (et en reprennent) avant d’affronter cette dernière nuit. Je m’invite, de table en table.

(Bal)

De Halle aux Draps en chapiteau, puis à nouveau en Halle aux Draps, le bal fait le plein de musiques, de danseurs, de folies. Des groupes aussi  allumés que Pupitre Casserole, les Fils de Teuhpu, Marcel et son orchestre ou Eksapette y ont mis le feu.

Actes de la régence
« Nous, bourgmestre et échevins de la ville de Tournai, avons arrêté et arrêtons :
« Les divertissements du Carnaval auront lieu cette année comme d’usage. » (les Dimanche, Lundi et Mardi gras) (…)
« Il sera accordé des permissions de donner à danser aux personnes d’une moralité connue, qui ont des maisons assez spacieuses pour ce divertissement et qui n’ont jamais contrevenu aux règlements de police. »
                                                                         le 28 février 1821

(Et après)

La fête se termine… quand elle peut. Aux petites heures pour les uns, aux grandes pour d’autres. Certains tiennent jusqu’au dimanche soir, d’autres jusqu’au lundi. Le dimanche est jour de grandes rencontres et embrassades entre confréries. C’est aussi l’occasion pour ceux qui ont travaillé à l’organisation de la fête de la faire enfin. Il me revient qu’on aurait encore croisé certains carnavaleux en (fin de) goguette le mardi. Mais ce doit être là le fruit de l’imagination de certains esprits embrumés.

« Le premier Dimanche de Carême a vu les dernières folies : tout est rentré dans l’ordre accoutumé ; et, de tous ces frais de bourse, d’esprit, de toilettes et de jambes, il ne reste que des souvenirs et des regrets, tous de natures différentes. Ici, on se souvient d’avoir été au bal masqué à l’insu d’un crédule mari, et on regrette d’avoir mal caché son jeu ; là, on se rappelle sa bonne mine, sa légèreté sous le costume d’arlequin ; ailleurs, son air grotesque en gille, et on regrette le plaisir passé tout en se frottant une épaule douloureuse ou un genou froissé ; ailleurs, on a bravé la neige et le vent pour aller intriguer, danser, jaser, boire et manger, et on regrette la table, la danse et les intrigues. Viennent ensuite les souvenirs et les regrets des loueurs de voitures, des costumiers, des limonadiers, des cabaretiers, tous gens qui souhaiteraient, avec je ne sais quel chansonnier, qu’on eût inventé  Un seul jour de Carême
                                              Et quarante Mardi Gras. »
                                          La Feuille de Tournai – 14 mars 1824



LE CARNAVAL DE TOURNAI A TRAVERS LES AGES



Il ne sera pas ici fait œuvre d’historien, ce travail de recherche reste à effectuer, mais il apparaît rapidement, dès qu’on se plonge dans les archives, qu’on retrouve trace du carnaval tournaisien loin dans le temps. Ses formes furent aussi diverses que ses succès.


L’EVEQUE DES FOUS

La plus ancienne trace du carnaval que nous ayons retrouvée remonte au XVe siècle : à l’époque, durant quelques jours de folie, les vicaires de Tournai, comme ceux de tous les évêchés de Picardie et de Paris, se choisissaient un « évêque des fous », une manière – comme dans toute tradition carnavalesque – de se moquer de l’autorité.
« La fête des fous voyait la hiérarchie cléricale s’inverser, les sous-diacres – on glosait volontiers les diacres saouls ! -  prendre la place des dignitaires et pratiquer dans le sanctuaire ce qu’Innocent III dénoncera, en 1210, comme des « jeux insensés » - danses, sermons bouffons et cantiques à double sens, mascarades. » (Daniel Fabre : Carnaval ou la fête à l’envers, Découvertes Gallimard.

« Sur un échafaud dressé devant le portail de la cathédrale – écrit Auguste Bocquillet dans la Revue tournaisienne en 1909 – on élisait parmi les vicaires un évêque des fous , que l’on promenait ensuite bruyamment pendant plusieurs jours par toute la ville. Il est probable qu’après n’avoir été à l’origine qu’une fête célébrée en famille par les seuls vicaires, vicariats, primetiers et petits clercs, la cérémonie avait eu tant de succès que les profanes y avaient pris part et qu’elle s’était ainsi transformée en un cortège carnavalesque. »

Certains historiens estiment que le lien entre carnaval et évêque des fous réside uniquement dans le rituel d’inversion : le petit, le sans-grade a, un bref moment, le droit d’occuper la première place. Mais si les acteurs du carnaval sont laïcs, ceux de la fête des fous sont vicaires. Et si ces sous-diacres attiraient derrière eux une foule importante, celle-ci suivait plutôt en procession qu’en bacchanale, estime Yann Dahhaoui, chercheur suisse, spécialiste de l’Histoire médiévale, préparant une thèse de doctorat sur la Fête des Fous à Tournai.

Le 24 décembre 1451, comme chaque année à pareille époque – rapporte A. De La Grange dans les bulletins de la Société historique et littéraire de Tournai (1884) – le magistrat tournaisien tente d’interdire l’élection de l’évêque des fous qui avait lieu traditionnellement le jour de la Fête des Innocents, l’évêque en question restant en fonction jusqu’au jour des Rois, voire – selon certains – jusqu’au carnaval (note : ce qui indiquerait qu’il y avait alors bel et bien un carnaval, en sus de cette fête). Les prévôts ont interdit à leurs sujets, écrit le magistrat, de faire aucun abbé ou évêque des fous, ni autre personnage quelconque pour « démener folie », et que nul ne soit « si hardi de faire des cris, des murmures ni des assemblées illicites ». Depuis plus de deux siècles (mais certains estiment que la coutume remonterait aux saturnales romaines), les vicaires de Tournai ont pris l’habitude d’élire, le jour des Innocents, un évêque des sots et de « faire des jeux » dans les rues pendant sept à huit jours. Après quoi, l’on se réunit pour parler des chanoines, en s’en moquant peut-on imaginer, en ingurgitant pain et vin envoyés par le Chapitre des dits chanoines et les autorités.
Les interdictions tenaient visiblement surtout de l’exhortation, la jeunesse défendant cette tradition. Tant et si bien que la fête se poursuivit malgré tout. Jusqu’en 1498, quand elle fit scandale, la fête tournant à l’aigre (voir Jean Cousin, Histoire de Tournai, liv, IV, pp. 260 – 262).

Le 27  décembre 1498, raconte Auguste Bocquillet, vingt à trente personnes, parmi lesquelles quelques officiers et sergents de ville, se réunissent le soir dans un cabaret, bien résolus à célébrer la fête traditionnelle. Hélas, aucun vicaire n’est visible. Ils se sont conformés aux défenses du Chapitre.
Qu’à cela ne tienne : il suffit d’aller les chercher chez eux. Leurs portes sont enfoncées et on amène de force au cabaret sept à huit vicaires à peine vêtus.
L’un d’eux est nommé évêque et promené à travers la ville. Le Chapitre intervient auprès des prévôts et jurés pour qu’ils fassent respecter l’interdiction. Ceux-ci se contentent d’en rire, arguant que la coutume est ancienne dans la ville. Finalement, les chanoines envoient le sonneur de Notre-Dame parlementer avec la bande. Mal leur en prend : le sonneur, capturé, vient grossir le cortège qui déambule dans la ville. De sorte que les cloches de la cathédrale deviennent muettes et, à leur suite, celles de toutes les églises de Tournai, puisqu’on ne sonnait jamais dans aucune église tant que Notre-Dame n’avait pas donné le signal. Les chanoines font ainsi interdire toute sonnerie au curé de la Madeleine, espérant que la perturbation qui en résulterait déciderait les trop joyeux drilles à relâcher les vicaires. Ce qu’ils finissent par faire, confiant cependant l’évêque des fous à la garde d’un habitant de la rive droite qui, étant d’un autre diocèse, n’a rien à craindre.
L’histoire ne dit pas quand il fut relâché. Par contre, elle a conservé en mémoire le nom de Renaud Gardavoir, le dernier évêque des fous à Tournai.

« La fête des brandons ou des escouvillons est une vieille coutume picarde datant du XVe siècle. (…) (//// ??? ////)
Cette coutume se pratiquait à la campagne mais aussi à Tournai.
Au début du XIXe siècle, elle s’organisait encore le jour du grand carnaval et jours suivants sous forme de pièces bouffonnes dégénérant souvent en farces de mauvais goût. (…)
Le carnaval avait lieu le dimanche de la Sexagésime, le dimanche, le lundi et le mardi suivants. Il fut à l’origine d’une multitude de sociétés de carnaval pour la plupart ouvrières, subsistant grâce aux cotisations de ses membres. » (…)
                                                         Jo Bernard – origine et date non précisés

AU XIXe SIECLE

Très habités, les quartiers de la ville avaient chacun leur vie propre, souvent  centrée autour des cafés, alors très nombreux.
A l’époque, le carnaval était fêté dans chaque quartier. Peut-être dès lors conviendrait-il de mettre le terme au pluriel. Il y avait  des carnavals. Et parfois une tentative de les unifier en un cortège, comme on les a toujours aimés à Tournai…

« La ville de Tournai était, au siècle dernier (ndlr : le XIXe), une des cités où les sociétés carnavalesques étaient florissantes et lorsqu’elles étaient de sortie, elles semaient une joie exubérante dans les rues envahies par la foule. Ces sociétés, très sérieusement dirigées, étaient en majeure partie composées d’ouvriers qui, moyennant une légère cotisation payée régulièrement au cours de l’année, pouvaient, en temps de carnaval, sortir et boire aux frais de la caisse. »
« Le carnaval débutait très tôt le matin avec les gosses qui, revêtus de loques disparates, déambulaient en chantant. Mais, dès l’après-midi, le signal de mise en branle des sociétés était donné, avec musiques et chansons du jour écrites par un barde de la société et qui étaient farcies de traits piquants.
La foule envahissait la rue, mais aussi les cafés, car c’est là que l’on intriguait gentiment. Les sociétés y pénétraient à la queue-leu-leu ; on aguichait les consommateurs et on ressortait sans avoir bu, ce qui valait le surnom de « sans-liards ».
« (…) Ces journées de carnaval étaient pétries de franche gaieté, et le commerce marchait à plein rendement. »
(article de la presse locale, retrouvé dans les archives de l’asbl -  origine et date non précisés)

« Dès l’après-midi, des gosses, impatients de faire comme les grands, s’affublent de quelques hardes aussi bizarres que possible, et dégringolent de leur rulette (ruelle) munis d’instruments quelconques propres à faire du bruit. Bientôt, les échos des sociétés et des compagnies de masques se font entendre dans divers coins de la ville. »                   
  Walter Ravez – le Folklore de Tournai et du Tournaisis - 1949

« Il sort des masques de partout ; du café des Beaux-Arts, du Café de l’Académie, de l’Europe, du Bavaro, du Carillon, du Grand Bock, du Café de Paris. Tous ces cafés de la Grand-Place, déjà débordants de consommateurs (…), sont pris d’assaut. Les masques se glissent dans l’étroit couloir, sautant, s’entre-choquant, repartant comme ils sont venus, sans consommer, naturellement. Eh ! tas d’sans liards ! leur crie-t-on en guise de salut. »                   W. Ravez – idem

« Plus placides, des Pêcheurs, affublés d’un sarrau bleu ou d’une blouse de peintre, coiffés d’un chapeau de paille, tenant une canne à pêche, se promenaient lentement sur la Grand-Place et amusaient la marmaille. (…) La perche dont ils étaient munis portaient comme hameçon un pain français enduit de sirop, et les titis devaient le lécher sans le toucher des mains, réussite qui leur valait un sou, qui se doublait d’un autre lorsque, le visage barbouillé de mélasse, ils consentaient à se plonger la figure dans un panier de plumes.
A côté de ce tableau très tournaisien, il ne faut point omettre les amusantes paillasses dans lesquelles des groupes de cinq ou six personnes s’étaient fait coudre devenant ainsi solidaires pour leurs moindres gestes. »    W. Ravez – idem
(…)
« La tradition avait créé ce que l’on appelait le tour des masques ; ceux-ci (…) suivaient un itinéraire précis : rue de Pont, rue des Puits-l’Eau, rue Gallait, rue des Chapeliers, Grand-place, rue de Cologne et rue du Cygne ; il y avait aussi la promenade des quais à laquelle s’associaient Roubaisiens et Tourquennois qui s’en faisaient un but d’excursion. Les promeneurs, en files compactes exécutaient le même  circuit, sûrs de rencontrer les masques sur leur chemin, avides de se mêler à leurs ébats et de subir l’entraînement de leurs sarabandes endiablées. (…)
« La verve tournaisienne, pétillante ou agressive, ironique ou taquine, se donnait libre cours et se n’était pas un mal. Il fallait supporter la plaisanterie, savoir entendre l’riache, comme on disait, ou bien il seyait de rester prudemment chez soi, ce que ne manquaient pas de faire les gens dont la conscience n’était pas en repos, dont la vie publique ou privée avait prêté à équivoque ou à  critique ; c’est peut-être chez ceux-là que l’on a puisé les plus implacables ennemis du carnaval. »                                                                            W. Ravez – idem

Dans les années 1820, la Feuille de Tournai nous apprend que le carnaval se fête le dimanche, le lundi et le mardi gras, mais aussi le dernier dimanche de carême ( ?/// ). Un bal masqué était organisé le mardi gras.

En 1822, les mascarades furent peu nombreuses, une seule réunion de masques eut lieu et le bal masqué fut peu fréquenté. « Le goût des déguisements et des intrigues se perd. »

Deux ans plus tard, à en croire le féroce chroniqueur de la Feuille de Tournai, la foule ne fut pas non plus au rendez-vous…
« Le Dimanche, le Lundi et même le Mardi gras ont été, cette année, célébrés à Tournay d’une manière remarquable : l’affluence des promeneurs n’attendait que le beau temps pour se montrer ; elle a attendu pendant les trois jours ; on n’a vu que la file des voitures ; elle se composait de cinq fiacres le premier jour, d’une demi-douzaine le second jour ; mais le troisième jour, on en a remarqué au moins dix, sans compter un cabriolet et un chariot de campagne ; toutes les précautions avaient été prises pour maintenir l’ordre et la tranquillité ; enfin, on peut assurer qu’aux masques près, jamais carnaval n’a été plus brillant et plus gai. »                                                               La Feuille de Tournai – 7 mars 1824

«Tous n’ont qu’un désir, tous ne courent qu’un but, et ce but est l’oubli de ce qu’on est. Tous l’atteignent, aussi tous sont heureux au moins pendant trois jours de l’année et c’est beaucoup, beaucoup pour la vie ! Plus un peuple est grave, plus il se livre avec ardeur à cette fête de l’extravagance. »                                                                                               La Feuille de Tournai – 1827

En 1830, à l’exception de quelques soirées, le carnaval s’est passé presque inaperçu. « Le mauvais temps avait retenu chez eux et promeneurs et masques. » Le bal du théâtre a été moins animé encore que d’habitude. Le troisième bal n’aura lieu que s’il y a assez de réservations.

Mais il y eut aussi, heureusement, quelques belles années.
Ainsi, en 1934, on a pu admirer un grand nombre de masques sur les quais et dans les rues. C’est le beau temps qui a fait venir le monde : d’habitude, nous dit le chroniqueur, il y a peu de monde pour les trois jours de carnaval.
En 1842, une cavalcade réunissant de 80 à 100 pierrots était prévue pour le dimanche.

« Le carnaval a été aussi triste que le temps, et ce n’est pas peu dire. Au reste, il paraît que partout en Belgique, ces trois jours de folie se sont passés très raisonnablement. Nous laissons les philosophes à juger si c’est là un indice de progrès social. »
                                                                 La Feuille de Tournai – 2 mars 1843

En 1846, une mascarade fut organisée, avec deux chars, prétexte à quête pour les malheureux. La somme recueillie permit de distribuer 1630 pains aux  pauvres.
D’autres mascarades eurent lieu, mais furent assez clair-semées (sic). Par contre, il y eut beaucoup de monde dans les bals de société et au théâtre. Cette année-là, les chansons des masques furent « gaies comme un de profondis ».

Le 16 mars 1860, la Feuille de Tournai annonce pour la journée de mi-carême (« dernière journée du carnaval »), un cortège de masques « tel qu’on en aura vu rarement à Tournai » : il se composera de pas moins de 600 personnes.
« Chaque année, au carnaval, on rencontre dans les rues de la ville, différentes compagnies masquées qui marchent isolément. (…) Les costumes sont presque toujours peu soignés, les chansons rarement bien faites et souvent insignifiantes.
Quelques personnes ont eu l’heureuse idée de réunir ces divers groupes en un cortège. Six médailles seront décernées :  meilleure chanson patoise, chanson la plus originale, meilleure exécution, société qui déploiera le plus de pompe, société la plus originale, société la plus nombreuse. »
Douze sociétés ont déjà  répondu à l’appel : l’Arlequin (créée en 1774), le Pierrot, les Cœurs joyeux, le Compère, les Quatre Dames, la Concorde, le Coq, les Cœurs réunis, Porpora, le Doigt dans l’œil, les Singes, la Jeunesse peu dorée.
A partir de 2h de l’après-midi., les sociétés parcourront séparément les rues de la  ville. A 4h 1/2, elle se réuniront place du Parc pour le concours, puis le cortège. « Ce cortège sera assurément fort long, certaines personnes affirment même qu’il sera brillant ».
La Feuille de Tournai nous apprend, le 20 mars 1860, que malheureusement le temps fut sombre et pluvieux pour le cortège dont le but était d’« attirer les campagnards des environs et donner un peu d’animation à la ville ».
« C’était un pêle-mêle et un vacarme épouvantables et l’on avait peine à distinguer les masques qu’entouraient des milliers de parapluies. »
Néanmoins, le chroniqueur se réjouit de constater que « quelques mesures intelligentes prises par des hommes d’initiative suffisent pour réunir à Tournai, en un seul cortège, cinq à six cents personnes appartenant à la bourgeoisie et à la classe ouvrière. »
« Il sera possible d’organiser ici, au carnaval, des cortèges attrayants qui  remplaceront fort avantageusement les bandes de masques courant isolément et débitant au public des propos dont la convenance est parfois très contestable. »

Les Etrennes tournaisiennes pour 1882 témoignent de ce que le carnaval sur cependant fut bien vivant.
« (…)  notre carnaval est (…)  frondeur et léger comme au pays Gaulois et ses principaux acteurs présentent assez d’originalité et d’intérêt pour que l’on s’arrête un instant devant eux. »
Suit la description des principales figures du carnaval : roctier, prince d’Allain, milord anglais, sauvage, Turc, Arlequin, pêcheu d’sireop, bergère, marquise, etc.
Mis le trait le plus caractéristique de cette étude porte sur les chansons populaires du carnaval.
« A Tournai, la chanson n’a point encore abdiqué, elle est restée debout, et de nombreuses sociétés joyeuses, la plupart demi-séculaires, cultivent toujours la gaie science, cet art du chansonnier. (…)
C’est ainsi que nos goguettiers modernes, accompagnés de leurs femmes, précédés de tambours et parfois d’une bruyante fanfare, continuent de promener à travers nos rues la satire triomphante. Fiers sous leurs oripeaux d’emprunt, ils parcourent l’itinéraire traditionnel, dit le Tour des Masques, s’arrêtent aux mêmes carrefours et chantent d’un air convaincu, sans se soucier des palmes à conquérir, sans prétendre à quelque renommée, les couplets de leurs poètes favoris.
Ils semblent remplir un devoir sacré : courir à masque, et, le jour terminé,  ils  rentrent tout heureux dans leurs quartiers respectifs où ils se hâtent de réintégrer le domicile social, au grand bonheur du cabaretier empressé à servir ses consommations.
C’est là que la bière coule à flots et que malgré les fatigues de la journée on assiste au grand bal masqué et travesti où des rafraîchissements de premier choix sont offerts de droit à la femme et aux enfants de chaque sociétaire. C’est le bouquet de fête, c’est la bacchanale en famille.
Ceux qui assistent seulement aux bals de l’Enflé, du Picotin et du Théâtre ne peuvent se faire une idée des scènes chorégraphiques qu’on voyait jadis au Grand Noble et qu’on peut voir encore de nos jours chez Monique, chez Tranchant, chez Patin, à l’Aigle Noir, au Grand Saint-Georges, au Duc de Bavière ; à la Couronne et dans d’autres temples populaires inaccessibles aux profanes. C’est là que l’Arlequin, les Porporas, les Nerviens, les Sans-Gêne, les Sans-Soucis et tutti quanti prennent leurs ébats, valsent, tourbillonnent et galopent sans perdre haleine au son d’un orchestre sonore composé d’un cornet à piston, d’un trombone, d’une clarinette et d’un tambour. C’est une effervescence à jet continu, une véritable frénésie qui ne fait que croître, mais que les nombreuses visites à la salle à rafraîchir calmeront bientôt.
Quand l’heure de l’épuisement est arrivée, l’Ancien commande à l’assemblée de s’asseoir par terre et donne le signal de la Danse des Cloches, menuet peu connu dans nos salons et qu’on ne doit pas toutefois confondre avec le pas gracieux en vogue sous Louis XV.
Tels sont les délassements de l’ouvrier tournaisien, resté fidèle aux traditions du plaisir : pour lui, le carnaval n’a pas brisé ses marottes et il est encore de beaux jours pour la vieille gaîeté. »
        Aug. L. - Etrennes tournaisiennes pour 1882
                                                                      Vasseur-Delmée, Libraire-Editeur

En 1883, sous une pluie battante, le carnaval fut complètement mort le dimanche. A part les Pêcheurs napolitains qui fêtaient leur cinquantième anniversaire, « c’est à peine si l’on voyait un masque de temps en temps ».

A la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, Tournai connut une tentative de création d’un carnaval d’été. Les bourgeois et notables s’efforcèrent sans grand succès de lancer un cortège carnavalesque qui aurait présenté une image plus digne et plus contrôlée de la population que les débordements des jours gras.

L’ PEQUEU A CHIREOP
Au Musée du Folklore est représenté l’ péqueu à chireop. Affublé d’un long nez pointu, il tient une perche à laquelle est fixée une ficelle. Au bout s’agite un morceau de pain imbibé de sirop. S’ils parvenaient à le lécher sans le toucher avec les mains, les enfants recevaient un sou. Et plus, s’ils plongeaient dans un récipient rempli de plumes leur visage barbouillé de sirop !

AU XXe SIECLE

Dans l’entre-deux guerres, Frère Félix de l’école des Frères prévenait ses élèves en période de carnaval : « Quand vous verrez un masque, vous pourrez écrire sur son dos : damné ! ».

Fernand Désir était connu pour son plaisir à intriguer. Il changeait de déguisement plusieurs fois pendant le carnaval, se croyant méconnaissable, et était toujours aussi dépité de ne pouvoir faire trois pas sans se faire interpeller : « T’es bien beau, Fernand ! »

En 1949, dans « Le Folklore de Tournai et du Tournaisis », Walter Ravez constatait la disparition de la fête à Tournai: « On ne parlera bientôt plus du carnaval que comme d’une chose morte… Le folklore le revendique comme une des manifestations les plus bruyantes de la vieille gaieté populaire. »

Dans les années ’70, l’Association des Commerçants rachète ( ?) des grosses têtes du carnaval de Nice et lance un carnaval  de type corso fleuri. La sauce ne prendra pas.


En 1981, le carnaval redémarre, presque par surprise…


A lire :

- Le Carnaval de Tournai – asbl Carnaval de Tournai – texte de Michel Guilbert, éditions Confettis, 1995

- Le Folklore de Tournai et du Tournaisis – Walter Ravez, 1949

- Carnaval ou la fête à l’envers -  Daniel Fabre -  Gallimard Découvertes, 1992

- Le carnaval – Michel Feuillet – Cerf / fides, 1991

- Fêtes des fous et carnavals – J. Heers – Fayard, 1983