Emile Crublight (que je connais bien) a écrit ce conte dans le cadre du combat mené contre le projet de "Centre européen des sports de glisse", le délirant projet que le prince de Ligne entendait créer sur ses terres. Il a été publié sur le site de la CIAO, le collectif que nous avons été nombreux à créer et à faire vivre pour empêcher, au début des années 2000, ce projet des années '60 de voir le jour.
Le Conte du comte qui faisait ses comptes
ou
Fantasia chez les ploucs
Une histoire politiquement incorrecte
Il était une fois un comte qui possédait un beau château avec
d’immenses terrains.
Mais l’entretien de ce château lui coûtait cher. Très cher !
Et ses terres ne lui rapportaient pas grand-chose. Au point que le pauvre comte
se trouvait fort dépourvu certains jours et rencontrait quelques difficultés
vers le vingt de chaque mois pour partir en vacances, pour aller chasser dans
les Vosges sur les six cents hectares de terres de sa vieille tante ou pour
changer de carrosse tout-terrain.
Un beau jour, alors qu’au haut du donjon il devisait avec un
de ses amis parisiens qui était venu lui rendre une visite de courtoisie,
celui-ci, s’extasiant devant l’étendue de ses terres, lui fit une
suggestion :
- « Pourquoi, monseigneur, (le comte aimait qu’on lui
donnât du monseigneur en lui serrant la
pince), pourquoi ne transformerais-tu pas ces espaces inutiles en un parc
sportif où l’on pourrait pratiquer des activités qui tendent à
disparaître ? »
« Qu’entendez-vous par là, cher ami ? », lui
demanda le prince, insistant sur le vouvoiement, car il ne voulait pas laisser
croire à son interlocuteur, tout ami et parisien qu’il fût, qu’ils avaient
gardé les oies ensemble.
- « A cause du réchauffement climatique, les stations de
sports d’hiver connaissent et vont connaître de plus en plus de problèmes
d’enneigement. Dès lors, les skieurs vont devoir se rabattre sur la neige
artificielle. Le ski en boîte, voilà l’avenir !
- Diantre ! Voilà une idée qui me botte, dit le comte en
donnant un coup de cravache sur la sienne. Mais qui donc pourrait imaginer un
tel projet, aussi en avance sur son temps ?
- Eh bien, j’ai une amie très chère, architecte dans le
civil, Jeanne Carrefour, qui a déjà travaillé à la réalisation d’un parc
d’attraction en Denvée, le pays de votre collègue, le comte de Liviers. Le parc
s’appelle le Fuy du Pou et présente chaque soir un spectacle qui réhabilite la
noblesse. Les manants – qui paient très cher leur entrée - se bousculent pour
applaudir l’ancien régime.
*
* * *
Aussi loin que porte la vue du haut de l’échauguette
s’étendrait ce centre où glisseurs et promeneurs, pêcheurs et patineurs,
rafteurs et skieurs se croiseraient en un ballet béjartien. Durant la journée,
les épouses de ces sportifs en chambre, après le canotage, feraient du shopping
entre copingues (parce que ça rime et ça rame, comme tartine et boterham). Et
le soir, tous ensemble, ils reprendraient des forces dans les innombrables
snacks et restaurants du centre, avant d’aller dormir, qui à l’hôtel de luxe,
qui dans son bungalow (chacun selon ses moyens et les vaches seront bien
gardées).
Le projet plut au comte qui, aussitôt, convoqua au château le
gouvernement régional. Des ministres accoururent aussitôt plier le genou face
au comte et à son plan d’enfer et s’extasier devant ce beau projet
« novateur, unique en Europe et dans le monde, pôle d’attraction de choix qui présente
l’avantage de s’ancrer dans un site naturel de plus de trois cents
hectares et qui sera réalisé dans une démarche de haute qualité
environnementale ». Bref, les ministres furent d’emblée conquis.
- Ils sont venus, ils ont vu, j’ai vaincu, dit le comte en
fermant la porte après le départ du dernier d’entre eux qui avait tenu à
terminer cette bouteille de whisky de trente ans d’âge.
*
* * *
- Envoyez encore deux ou trois faisans, dit le ministre. Un
grand bruit d’ailes se fit entendre et deux faisans affolés furent jetés à
quelques jets de pierre du fusil du ministre de l’agriculture qui n’en fit que
du pâté.
- A propos, Comte, tu es libre dimanche prochain, demanda le
ministre Joseph Decôté ? Parce que mon frère Jean-Maurice aimerait venir
chasser avec quelques amis.
- Avec plaisir, dimanche, je reçois le maire et son épouse.
Plus on est de fous… Mais dites-moi, Monsieur le Ministre, pour mon projet… ne
trouvez-vous pas que la procédure est bien lente ?
- Chaque chose en son temps, mon cher ami ! Nous sommes
obligés de faire les choses dans les règles ; l’étude d’incidences sur
l‘environnement est en cours.
- Diantre ! Que tout cela est compliqué de nos jours.
Autrefois, mon père et mon grand-père décidaient seuls et les édiles
exécutaient.
- O tempora ô mores, répondit le ministre (qui ne connaissait
que deux phrases en latin ; l’autre étant « in vino veritas »).
*
* * *
- Qu’est-ce que c’est que ces manants qui critiquent mon beau
projet ? Mais à quoi servez-vous, maïeur ? Mettez un peu d’ordre dans
votre commune ! Si cela continue, on les verra bientôt manifester aux
grilles du château ! Il est pas beau mon projet ?
- Si si, monseigneur ! Il est magnifique ! Mais le
droit d’expression est un… droit, comme son nom l’indique. Et je ne peux pas
empêcher ces rustres de dire ce qu’ils pensent.
- A vous de dire tout le bien que vous pensez de mon
projet !
- Je ne cesse de le faire, Monseigneur. Mais les conditions
sont difficiles ; après la projection du film « Une vérité qui
démange », j’ai été interpellé par des spectateurs et croyez bien que j’ai
dit tout le bien que je pense de votre projet. Le problème, c’est que le Parc
Naturel a rendu un avis négatif. Le
Conseil régional du Port Cas de Nalais vient de faire de même et maintenant la
CRAT a également rendu un avis défavorable !
- La CRAT, voilà ce qui vous démange ! Ca vous
chatouille ou ça vous cratouille ? Mais qu’est-ce que c’est encore que ces
gens qui n’ont rien compris ? Et puis de quoi se mêlent ces républicains
de français ? Nous vivons dans un royaume, que je sache !
Franchement, je ne comprends pas : je propose un magnifique projet, tous
mes conseillers me le disent, l’agence Carrefour a quand même des références,
le Gouvernement régional ne tarit pas d’éloges. Ce centre va créer 400 emplois !
Ca ne suffit pas à convaincre ? Eh bien, ce sera 800 ! Ca vous va,
ça ?
*
* * *
Les mois passèrent et voilà qu’un beau matin, le comte reçut
une lettre de guides touristiques demandant à être reçues. Elles avaient fait
une découverte importante et souhaitaient en informer le comte. Elles étaient
deux et expliquèrent au comte que, nettoyant un escalier conduisant à un
souterrain bouché depuis des lustres, elles y avaient trouvé, enfouies sous
terre, vingt-cinq pièces d’or datant du début du XXe siècle et valant chacune
un peu plus de cinq cents euros.
- Voilà qui tombe à pic, dit le comte, ma toiture a justement
besoin d’être rénovée. Je vous remercie vivement de cet argent, mais je saurai
me montrer bon prince et vous aurez droit à une pièce chacune !
- C’est que, Monseigneur, la loi dit qu’en cas de découverte
d’un trésor, la moitié va aux découvreurs et l’autre moitié au propriétaire des
lieux…
- Ahahahahahahahaha !, s’esclaffa le comte, la
loi ! Mais c’est sur mes terres que se trouvait ce trésor, pas sur un
terrain public ! Je n’ai pas à observer une loi qui ne me concerne
nullement. Combien étiez-vous lors de la découverte ? Cinq ? Eh bien,
je vous laisse cinq pièces. Ah ! Vraiment, je suis trop bon, je m’étonne
moi-même ! Et puis de toute façon, ce ne sont que des vieilleries !
Qu’avez-vous à faire de ces
pièces !
- Mais, Monseigneur, la loi…
- La loi, ici, c’est moi ! Et si vous continuez comme
cela, vous ne serez plus guide touristique, puisqu’il n’y aura plus de visite
de MON château. Plus de visite, plus de guide et plus d’office du tourisme.
Allez, par ici la monnaie, sinon on ferme !
Et les guides s’exécutèrent…
*
* * *
Pendant ce temps, se réunissait le Conseil de Recherche de la
Lawonie des Neiges éternelles. Le président Freddy Debutte avait invité les
promoteurs à présenter leur projet, mais
avait aussi souhaité entendre l’avis des maires concernés, du Parc Naturel des
Plateaux de l’Urgo, de Trans-Environnement Lawonie et de la Convention
Interrégionale des Ardennes Occiputales, un ramassis de riverains râleurs,
d’écologistes mal rasés et de naturalistes chauves.
L’architecte Jeanne Carrefour présenta donc son « projet
de haute qualité environnementale, un lieu fédérateur de vie qui,
affirma-t-elle, respectera les normes Kyoto ». Mais qui,
surtout, « répond aux besoins des consommateurs d’aujourd’hui ». L’investissement n’y est plus de
290 millions d’euros, mais s’élève à une fourchette de 420 à 450 millions €. Ce qui n’est pas,
convenons-en, une bagatalle. La superficie diminue grandement et passe de 350
hectares à seulement 218 ! Autant dire un mouchoir de poche ! Le
nombre annuel de visiteurs, quant à lui, ne serait plus de trois millions, ni
même d’un million, mais de 670.000 à
850.000, avec une capacité maximale de 6000 visiteurs par jour. Pour les
amener au centre, 1542 véhicules suffiraient. Un chiffre négligeable par
rapport aux véhicules qui circulent sur les routes ! Quant aux emplois
créés, ils ne seront plus 400 mais 800 ! Oh lalala ! Oh lalala !
C’est magnifique !
Dans le centre, les consommateurs pourront profiter d’un parc
aquatique avec verrière, d’une vague de surf, d’un jardin exotique, de
multiples restaurants, de deux pistes de ski de 200 mètres à partir d’une tour
de 67 m de haut sur une neige poudreuse à + 1°C, d’un anneau de vitesse entouré
d’une piste de ski de fond., d’une patinoire pour le hockey et des spectacles
Holiday on Ice, de pistes de skate, d’un hôtel de 110 chambres, de 850 maisons
et cottages, d’une salle de congrès, d’une extension du musée des sports
olympiques de Lausanne, de magasins d’alimentation et d’équipements sportifs, de terrains de tennis, d’étangs de
pêche, de circuits de promenade, d’étangs pour le ski nautique, d’une installation
de vol libre...
Bref, du jamais vu, la grande classe et deux idées
maîtresses : « profiter de la nature et procurer du rêve et de
l’émotion » !
Seul petit bémol, concède Jeanne Carrefour : l’émission de CO2, de l’ordre de douze mille
tonnes par an, est « importante et
préoccupante ». Mais évidemment, dit-elle, « si on ne fait rien, on
n’aura pas d’émission de CO2 ». Et puis, s’empresse-t-elle d’ajouter, les
enfants pourront manger bio et auront « des indications sur la
consommation de CO2 générée par les fraises qu’ils mangeront ». Alors, les
petits Lawons, qu’en dites-vous ? Ca en jette, non ?
Les maires eurent ensuite la parole. Le premier, Borain Desbois (celui qui prend aux pauvres leur argent pour le donner aux riches),
affirma sa volonté de voir le projet se
développer, mais insista sur la préservation du patrimoine naturel et de la
qualité de vie des citoyens et demanda que « les villages ne soient pas
trop perturbés, si ça ne vous dérange pas, bien sûr ».
Le deuxième, Paul Waicquoi, se plaignit de l’évolution
anarchique du dossier, du manque d’information sur les investisseurs et de
l’opacité dans la communication. Mais il dit rester « personnellement positif pour le
projet », tout en souhaitant qu’il n’y ait qu’un seul accès et que les
produits financiers publics soient
redistribués pour compenser les nuisances.
Le troisième, Eldan Estbar, également président du Parc
Naturel, souligna que dans ce projet colossal, « les zones de loisirs
affecteront des biotopes d’intérêt européen ». Il exprima son scepticisme
sur l’impact local en matière d’emploi.
Se suivirent ensuite les représentants du Parc Naturel des
Plateaux de l’Urgo, de Trans-Environnement Lawonie et de la Convention
Interrégionale des Ardennes Occiputales. Ils s’attaquèrent au projet, sans
pitié aucune, dénonçant pêle-mêle, le gaspillage d’espace naturel, d’eau et
d’énergie, l’artificialisation de la zone, les coupures écologiques, les
contradictions avec les engagements européens, les contresens scientifiques, la
surexploitation de la nappe, le caractère déjà obsolète de ce projet, le
décalage par rapport au vécu de la population. Ils affirmèrent, sans rire, que
ce projet était en opposition avec une politique de tourisme de proximité et
avec le développement rural. Ils rappelèrent tous ces grands projets mégalo qui allaient
révolutionner leur région et qui ne se sont jamais concrétisés. Ils évoquèrent
aussi ceux qui furent des échecs et qui sont aujourd’hui d’énormes friches
industrielles. Ils insistèrent sur la nécessité de développer une politique de
développement durable (et pas seulement de lièvre !).
Enfin, des économistes membres du Conseil de Recherche de la
Lawonie des Neiges éternelles affirmèrent leur scepticisme sur les chiffres
avancés et leurs doutes sur la rentabilité de ce projet.
La pauvre Jeanne Carrefour fut très désappointée par ces
critiques qu’elle considérait comme très injustes. Surtout qu’elle avait montré
de très beaux dessins pour illustrer son projet !
« S’il y a bien quelqu’un qui fait du développement
durable, c’est moi, affirma-t-elle, la main sur le coeur. C’est bien simple,
même la nuit, je rêve de développement durable. Dans mes rêves, je vois pousser
les arbres. D’ailleurs, nous allons améliorer la forêt, la restaurer telle
qu’elle existait avant 1914. Les promeneurs pourront ainsi découvrir une nature
plus naturelle qu’avant et s’y promener pour 35 € seulement par personne. Elle
est pas belle la vie ? »
Madame Carrefour serait donc à la nature ce que Dash est à la
lessive. Mais les riverains n’en crurent pas un mot et préférèrent garder leur
bonne vieille nature plutôt que la nature en boîte qu’elle essayait de leur
vendre. Ils protestèrent, rouspétèrent, tempêtèrent, déblatérèrent,
pétitionnèrent, ils ameutèrent la presse, les scientifiques, les politiques…
*
* * *
L’architecte, elle, se réfugia chez le comte pour lui faire
part de sa déconvenue. Décidément, il ne semblait pas possible de faire le
bonheur des gens contre leur gré. Afin de revoir leur stratégie, tous deux
décidèrent de se mettre au vert, ou plutôt au bleu, en embarquant sur un petit
yacht qui jeta l’ancre au milieu du Grand Large, un week-end durant. Et là,
quelle ne fut pas leur surprise, alors qu’ils sirotaient tranquillement une
coupe de champagne en réfléchissant à leur nouvelle campagne, quelle ne fut leur
surprise donc de s’entendre héler par les occupants d’un petit dériveur :
« Hello !, nous dérivons ! Vous savez ce que c’est ! »
C’était les maires de Lawonie des Neiges éternelles qui -
voyez ce que c’est que le hasard quand même ! - avaient justement décidé
de se réunir pour imaginer une coupole sportive pour leur région.
- « Une coupole,
bon sang, mais c’est bien sûr !, dit le comte en se frappant le front du
plat de la main, voilà une bonne idée. Plutôt que de restaurer ma toiture telle
qu’elle était, je vais la transformer en coupole, à l’instar de la basilique
St-Pire ou de l’Institut de Rance. Les touristes viendront par milliers
l’admirer. Versailles n’a qu’à bien se tenir ! Je veux voir toutes les
coupoles du monde. J’aurai la plus belle ! »
Ce nouveau projet lui fit aussitôt oublier l’ancien.
Le comte et Dame Carrefour, tant qu’à faire d’être sur le
Large, le prirent. Grâce à l’argent du trésor, le comte put emmener en bateau
l’architecte (à défaut des riverains). Les flots bleus les emportèrent sur la
Seine, sur le Tibre et l’Euphrate. Ils voulurent gagner l’Inde pour visiter le
Taj Mahal, mais, chemin faisant, ils découvrirent une île déserte dont le nom
les séduisit : l’île de Blanche Neige. Ils s’y installèrent, y vécurent
heureux et eurent beaucoup de petits bungalows.
*
* * *
Moralité : Chassez le naturel, il revient au
bungalow !
Emile Crublight
Note : Toute ressemblance avec des situations, des
personnes et des organismes existants n’est peut-être pas totalement fortuite.
Mais allez démêler le vrai du faux dans des projets comme ceux-là où la réalité
dépasse souvent l’affliction…