vendredi 1 avril 2005

Le conte du comte qui faisait ses comptes

Emile Crublight (que je connais bien) a écrit ce conte dans le cadre du combat mené contre le projet de "Centre européen des sports de glisse", le délirant projet que le prince de Ligne entendait créer sur ses  terres. Il a été publié sur le site de la CIAO, le collectif que nous avons été nombreux à créer et à faire vivre pour empêcher, au début des années 2000, ce projet des années '60 de voir le jour.

Le Conte du comte qui faisait ses comptes
                                                   ou 
                                Fantasia chez les ploucs
                                              Une histoire politiquement incorrecte


    Il était une fois un comte qui possédait un beau château avec d’immenses terrains.
Mais l’entretien de ce château lui coûtait cher. Très cher ! Et ses terres ne lui rapportaient pas grand-chose. Au point que le pauvre comte se trouvait fort dépourvu certains jours et rencontrait quelques difficultés vers le vingt de chaque mois pour partir en vacances, pour aller chasser dans les Vosges sur les six cents hectares de terres de sa vieille tante ou pour changer de carrosse tout-terrain.
Un beau jour, alors qu’au haut du donjon il devisait avec un de ses amis parisiens qui était venu lui rendre une visite de courtoisie, celui-ci, s’extasiant devant l’étendue de ses terres, lui fit une suggestion :
- « Pourquoi, monseigneur, (le comte aimait qu’on lui donnât du monseigneur en lui  serrant la pince), pourquoi ne transformerais-tu pas ces espaces inutiles en un parc sportif où l’on pourrait pratiquer des activités qui tendent à disparaître ? »
« Qu’entendez-vous par là, cher ami ? », lui demanda le prince, insistant sur le vouvoiement, car il ne voulait pas laisser croire à son interlocuteur, tout ami et parisien qu’il fût, qu’ils avaient gardé les oies ensemble.
- « A cause du réchauffement climatique, les stations de sports d’hiver connaissent et vont connaître de plus en plus de problèmes d’enneigement. Dès lors, les skieurs vont devoir se rabattre sur la neige artificielle. Le ski en boîte, voilà l’avenir !
- Diantre ! Voilà une idée qui me botte, dit le comte en donnant un coup de cravache sur la sienne. Mais qui donc pourrait imaginer un tel projet, aussi en avance sur son temps ?
- Eh bien, j’ai une amie très chère, architecte dans le civil, Jeanne Carrefour, qui a déjà travaillé à la réalisation d’un parc d’attraction en Denvée, le pays de votre collègue, le comte de Liviers. Le parc s’appelle le Fuy du Pou et présente chaque soir un spectacle qui réhabilite la noblesse. Les manants – qui paient très cher leur entrée - se bousculent pour applaudir l’ancien régime.

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 Il n’en fallut pas davantage pour séduire le comte qui convoqua aussitôt l’architecte sus-nommée. Celle-ci lui bâtit, en deux coups de cuillers en argent, mieux qu’un château en Espagne, un plan sur la comète. Ce plan fut intitulé « Centre continental des sports de zippe ».
Aussi loin que porte la vue du haut de l’échauguette s’étendrait ce centre où glisseurs et promeneurs, pêcheurs et patineurs, rafteurs et skieurs se croiseraient en un ballet béjartien. Durant la journée, les épouses de ces sportifs en chambre, après le canotage, feraient du shopping entre copingues (parce que ça rime et ça rame, comme tartine et boterham). Et le soir, tous ensemble, ils reprendraient des forces dans les innombrables snacks et restaurants du centre, avant d’aller dormir, qui à l’hôtel de luxe, qui dans son bungalow (chacun selon ses moyens et les vaches seront bien gardées). 
Le projet plut au comte qui, aussitôt, convoqua au château le gouvernement régional. Des ministres accoururent aussitôt plier le genou face au comte et à son plan d’enfer et s’extasier devant ce beau projet « novateur, unique en Europe et dans le monde,  pôle d’attraction de choix qui présente l’avantage de s’ancrer dans un site naturel de plus de trois cents hectares  et qui sera réalisé dans une démarche de haute qualité environnementale  ». Bref, les ministres furent d’emblée conquis.
- Ils sont venus, ils ont vu, j’ai vaincu, dit le comte en fermant la porte après le départ du dernier d’entre eux qui avait tenu à terminer cette bouteille de whisky de trente ans d’âge.

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- Envoyez encore deux ou trois faisans, dit le ministre. Un grand bruit d’ailes se fit entendre et deux faisans affolés furent jetés à quelques jets de pierre du fusil du ministre de l’agriculture qui n’en fit que du pâté.
- A propos, Comte, tu es libre dimanche prochain, demanda le ministre Joseph Decôté ? Parce que mon frère Jean-Maurice aimerait venir chasser avec quelques amis.
- Avec plaisir, dimanche, je reçois le maire et son épouse. Plus on est de fous… Mais dites-moi, Monsieur le Ministre, pour mon projet… ne trouvez-vous pas que la procédure est bien lente ?
- Chaque chose en son temps, mon cher ami ! Nous sommes obligés de faire les choses dans les règles ; l’étude d’incidences sur l‘environnement  est en cours.
- Diantre ! Que tout cela est compliqué de nos jours. Autrefois, mon père et mon grand-père décidaient seuls et les édiles exécutaient.
- O tempora ô mores, répondit le ministre (qui ne connaissait que deux phrases en latin ; l’autre étant « in vino veritas »).

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     Le dimanche suivant, le maire s’en voulut de ses ambitions politiques dévorantes qui l’avaient mené à la tête de la commune, le comte était d’une humeur massacrante (un chevreuil et deux lièvres l’apprirent d’ailleurs à leurs dépens) :
- Qu’est-ce que c’est que ces manants qui critiquent mon beau projet ? Mais à quoi servez-vous, maïeur ? Mettez un peu d’ordre dans votre commune ! Si cela continue, on les verra bientôt manifester aux grilles du château ! Il est pas beau mon projet ?
- Si si, monseigneur ! Il est magnifique ! Mais le droit d’expression est un… droit, comme son nom l’indique. Et je ne peux pas empêcher ces rustres de dire ce qu’ils pensent.
- A vous de dire tout le bien que vous pensez de mon projet !
- Je ne cesse de le faire, Monseigneur. Mais les conditions sont difficiles ; après la projection du film « Une vérité qui démange », j’ai été interpellé par des spectateurs et croyez bien que j’ai dit tout le bien que je pense de votre projet. Le problème, c’est que le Parc Naturel a rendu  un avis négatif. Le Conseil régional du Port Cas de Nalais vient de faire de même et maintenant la CRAT a également rendu un avis défavorable !
- La CRAT, voilà ce qui vous démange ! Ca vous chatouille ou ça vous cratouille ? Mais qu’est-ce que c’est encore que ces gens qui n’ont rien compris ? Et puis de quoi se mêlent ces républicains de français ? Nous vivons dans un royaume, que je sache ! Franchement, je ne comprends pas : je propose un magnifique projet, tous mes conseillers me le disent, l’agence Carrefour a quand même des références, le Gouvernement régional ne tarit pas d’éloges. Ce centre va créer 400 emplois ! Ca ne suffit pas à convaincre ? Eh bien, ce sera 800 ! Ca vous va, ça ?

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     Les mois passèrent et voilà qu’un beau matin, le comte reçut une lettre de guides touristiques demandant à être reçues. Elles avaient fait une découverte importante et souhaitaient en informer le comte. Elles étaient deux et expliquèrent au comte que, nettoyant un escalier conduisant à un souterrain bouché depuis des lustres, elles y avaient trouvé, enfouies sous terre, vingt-cinq pièces d’or datant du début du XXe siècle et valant chacune un peu plus de cinq cents euros.
- Voilà qui tombe à pic, dit le comte, ma toiture a justement besoin d’être rénovée. Je vous remercie vivement de cet argent, mais je saurai me montrer bon prince et vous aurez droit à une pièce chacune !
- C’est que, Monseigneur, la loi dit qu’en cas de découverte d’un trésor, la moitié va aux découvreurs et l’autre moitié au propriétaire des lieux…
- Ahahahahahahahaha !, s’esclaffa le comte, la loi ! Mais c’est sur mes terres que se trouvait ce trésor, pas sur un terrain public ! Je n’ai pas à observer une loi qui ne me concerne nullement. Combien étiez-vous lors de la découverte ? Cinq ? Eh bien, je vous laisse cinq pièces. Ah ! Vraiment, je suis trop bon, je m’étonne moi-même ! Et puis de toute façon, ce ne sont que des vieilleries ! Qu’avez-vous à  faire de ces pièces !
- Mais, Monseigneur, la loi…
- La loi, ici, c’est moi ! Et si vous continuez comme cela, vous ne serez plus guide touristique, puisqu’il n’y aura plus de visite de MON château. Plus de visite, plus de guide et plus d’office du tourisme. Allez, par ici la monnaie, sinon on ferme !
Et les guides s’exécutèrent…

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     Pendant ce temps, se réunissait le Conseil de Recherche de la Lawonie des Neiges éternelles. Le président Freddy Debutte avait invité les promoteurs à présenter leur  projet, mais avait aussi souhaité entendre l’avis des maires concernés, du Parc Naturel des Plateaux de l’Urgo, de Trans-Environnement Lawonie et de la Convention Interrégionale des Ardennes Occiputales, un ramassis de riverains râleurs, d’écologistes mal rasés et de naturalistes chauves.
L’architecte Jeanne Carrefour présenta donc son « projet de haute qualité environnementale, un lieu fédérateur de vie qui, affirma-t-elle, respectera les normes Kyoto ». Mais qui, surtout, « répond aux besoins des consommateurs d’aujourd’hui ». L’investissement n’y est plus de 290 millions d’euros, mais s’élève à une fourchette de 420  à 450 millions €. Ce qui n’est pas, convenons-en, une bagatalle. La superficie diminue grandement et passe de 350 hectares à seulement 218 ! Autant dire un mouchoir de poche ! Le nombre annuel de visiteurs, quant à lui, ne serait plus de trois millions, ni même d’un million, mais de 670.000 à  850.000, avec une capacité maximale de 6000 visiteurs par jour. Pour les amener au centre, 1542 véhicules suffiraient. Un chiffre négligeable par rapport aux véhicules qui circulent sur les routes ! Quant aux emplois créés, ils ne seront plus 400 mais 800 ! Oh lalala ! Oh lalala ! C’est magnifique !
Dans le centre, les consommateurs pourront profiter d’un parc aquatique avec verrière, d’une vague de surf, d’un jardin exotique, de multiples restaurants, de deux pistes de ski de 200 mètres à partir d’une tour de 67 m de haut sur une neige poudreuse à + 1°C, d’un anneau de vitesse entouré d’une piste de ski de fond., d’une patinoire pour le hockey et des spectacles Holiday on Ice, de pistes de skate, d’un hôtel de 110 chambres, de 850 maisons et cottages, d’une salle de congrès, d’une extension du musée des sports olympiques de Lausanne, de magasins d’alimentation et d’équipements  sportifs, de terrains de tennis, d’étangs de pêche, de circuits de promenade, d’étangs pour le ski nautique, d’une installation de vol libre...
Bref, du jamais vu, la grande classe et deux idées maîtresses : « profiter de la nature et procurer du rêve et de l’émotion » !

Seul petit bémol, concède Jeanne Carrefour :  l’émission de CO2, de l’ordre de douze mille tonnes  par an, est « importante et préoccupante ». Mais évidemment, dit-elle, « si on ne fait rien, on n’aura pas d’émission de CO2 ». Et puis, s’empresse-t-elle d’ajouter, les enfants pourront manger bio et auront « des indications sur la consommation de CO2 générée par les fraises qu’ils mangeront ». Alors, les petits Lawons, qu’en dites-vous ? Ca en jette, non ?
Les maires eurent ensuite la parole. Le premier, Borain Desbois (celui qui prend aux pauvres leur argent pour le donner aux riches), affirma  sa volonté de voir le projet se développer, mais insista sur la préservation du patrimoine naturel et de la qualité de vie des citoyens et demanda que « les villages ne soient pas trop perturbés, si ça ne vous dérange pas, bien sûr ».
Le deuxième, Paul Waicquoi, se plaignit de l’évolution anarchique du dossier, du manque d’information sur les investisseurs et de l’opacité dans la communication. Mais il dit rester  « personnellement positif pour le projet », tout en souhaitant qu’il n’y ait qu’un seul accès et que les produits financiers publics soient  redistribués pour compenser les nuisances.
Le troisième, Eldan Estbar, également président du Parc Naturel, souligna que dans ce projet colossal, « les  zones de loisirs affecteront des biotopes d’intérêt européen ». Il exprima son scepticisme sur l’impact local en matière d’emploi.
Se suivirent ensuite les représentants du Parc Naturel des Plateaux de l’Urgo, de Trans-Environnement Lawonie et de la Convention Interrégionale des Ardennes Occiputales. Ils s’attaquèrent au projet, sans pitié aucune, dénonçant pêle-mêle, le gaspillage d’espace naturel, d’eau et d’énergie, l’artificialisation de la zone, les coupures écologiques, les contradictions avec les engagements européens, les contresens scientifiques, la surexploitation de la nappe, le caractère déjà obsolète de ce projet, le décalage par rapport au vécu de la population. Ils affirmèrent, sans rire, que ce projet était en opposition avec une politique de tourisme de proximité et avec le développement rural. Ils rappelèrent tous  ces grands projets mégalo qui allaient révolutionner leur région et qui ne se sont jamais concrétisés. Ils évoquèrent aussi ceux qui furent des échecs et qui sont aujourd’hui d’énormes friches industrielles. Ils insistèrent sur la nécessité de développer une politique de développement durable (et pas seulement de lièvre !).
Enfin, des économistes membres du Conseil de Recherche de la Lawonie des Neiges éternelles affirmèrent leur scepticisme sur les chiffres avancés et leurs doutes sur la rentabilité de ce projet.

La pauvre Jeanne Carrefour fut très désappointée par ces critiques qu’elle considérait comme très injustes. Surtout qu’elle avait montré de très beaux dessins pour illustrer son projet !
« S’il y a bien quelqu’un qui fait du développement durable, c’est moi, affirma-t-elle, la main sur le coeur. C’est bien simple, même la nuit, je rêve de développement durable. Dans mes rêves, je vois pousser les arbres. D’ailleurs, nous allons améliorer la forêt, la restaurer telle qu’elle existait avant 1914. Les promeneurs pourront ainsi découvrir une nature plus naturelle qu’avant et s’y promener pour 35 € seulement par personne. Elle est pas belle la vie ? »
Madame Carrefour serait donc à la nature ce que Dash est à la lessive. Mais les riverains n’en crurent pas un mot et préférèrent garder leur bonne vieille nature plutôt que la nature en boîte qu’elle essayait de leur vendre. Ils protestèrent, rouspétèrent, tempêtèrent, déblatérèrent, pétitionnèrent, ils ameutèrent la presse, les scientifiques, les politiques…

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     L’architecte, elle, se réfugia chez le comte pour lui faire part de sa déconvenue. Décidément, il ne semblait pas possible de faire le bonheur des gens contre leur gré. Afin de revoir leur stratégie, tous deux décidèrent de se mettre au vert, ou plutôt au bleu, en embarquant sur un petit yacht qui jeta l’ancre au milieu du Grand Large, un week-end durant. Et là, quelle ne fut pas leur surprise, alors qu’ils sirotaient tranquillement une coupe de champagne en réfléchissant à leur nouvelle campagne, quelle ne fut leur surprise donc de s’entendre héler par les occupants d’un petit dériveur : « Hello !, nous dérivons ! Vous savez ce que c’est ! »
C’était les maires de Lawonie des Neiges éternelles qui - voyez ce que c’est que le hasard quand même ! - avaient justement décidé de se réunir pour imaginer une coupole sportive pour leur région.
- « Une  coupole, bon sang, mais c’est bien sûr !, dit le comte en se frappant le front du plat de la main, voilà une bonne idée. Plutôt que de restaurer ma toiture telle qu’elle était, je vais la transformer en coupole, à l’instar de la basilique St-Pire ou de l’Institut de Rance. Les touristes viendront par milliers l’admirer. Versailles n’a qu’à bien se tenir ! Je veux voir toutes les coupoles du monde. J’aurai la plus belle ! »
Ce nouveau projet lui fit aussitôt oublier l’ancien.
Le comte et Dame Carrefour, tant qu’à faire d’être sur le Large, le prirent. Grâce à l’argent du trésor, le comte put emmener en bateau l’architecte (à défaut des riverains). Les flots bleus les emportèrent sur la Seine, sur le Tibre et l’Euphrate. Ils voulurent gagner l’Inde pour visiter le Taj Mahal, mais, chemin faisant, ils découvrirent une île déserte dont le nom les séduisit : l’île de Blanche Neige. Ils s’y installèrent, y vécurent heureux et eurent beaucoup de petits bungalows.

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Moralité : Chassez le naturel, il revient au bungalow !

Emile Crublight

Note : Toute ressemblance avec des situations, des personnes et des organismes existants n’est peut-être pas totalement fortuite. Mais allez démêler le vrai du faux dans des projets comme ceux-là où la réalité dépasse souvent l’affliction…