samedi 14 juin 2014

L'Affaire du 22 janvier

Avec Hélène Bargibant, ma compagne, chanteuse classique, nous avions constitué Le Duo Rond (http://duorond.blogspot.fr) : nous contions et chantions le plaisir du vin dans des dégustations. 
C'est dans ce cadre que j'ai écrit cette histoire.


L’AFFAIRE DU 22 JANVIER
(une histoire à lire et à dire)

L’homme poussait une espèce de petite charrette extraordinaire,
Pleine de bouteilles vides et d’un étrange enchevêtrement de tuyaux en verre. Qu’est-ce qu’il pouvait bien en faire ?
Il portait une barbe de trois jours, était coiffé d’une queue de cheval, vêtu d’une longue parka et chaussé de sandales, dans lesquelles il était pieds nus.
Il était entré en ville, venant de la direction du sud-ouest, par la grande avenue.
Quel âge pouvait-il avoir ? Vous voudriez le savoir ?
Difficile à dire… Je lui donne environ trente ans, mais j’avais oublié mes lunettes et c’était bientôt le soir.

Ce que je peux vous dire avec certitude, c’est que c’était le 22 janvier, je m’en souviens parce que c’est la Saint-Vincent,
Le patron des vignerons, que j’ai pris l’habitude de fêter en passant
Deux fois plutôt qu’une par le bar à vin de Jef, qu’on appelle Obélix,
Parce qu’il est tombé dedans quand il était petit (je veux dire : dans le vin), il est tombé alors qu’il poursuivait son chat Félix.


La petite dame qui l’accompagnait – l’homme à la queue de cheval, pas Obélix - la petite dame qui l’accompagnait -
Oui, j’aurais pu le dire plus tôt : il y avait une petite dame qui marchait à ses côtés. Elle était  menue, habillée d’un tailleur strict, l’air effacé -
La petite dame qui l’accompagnait - Quel âge pouvait-elle avoir ? Vous voudriez le savoir ?
Difficile à dire… Je lui donne environ cinquante ans, mais je vous l’ai dit : j’avais oublié mes lunettes et c’était bientôt le soir.
La petite dame qui l’accompagnait donc a dit à Jicé - oui, il s’appelait Jicé, l’homme à la queue de cheval. Je l’ai appris plus tard, mais autant le dire tout de suite.
Ce sera plus facile pour la suite.
La petite dame qui l’accompagnait lui a dit quelque chose que je n’ai pas entendu.
Et Jicé lui a répondu : Mais Maman, tu le sais bien, mon heure n’est pas encore venue.
Après quelques secondes cependant, il a ajouté : allez, c’est bien parce que c’est toi.
Je l’ai alors vu empoigner une corne qui était suspendue à son cou, corne dans laquelle il a soufflé longuement trois fois.

Très vite, les portes des maisons des alentours se sont ouvertes et les habitants sont sortis de chez eux avec des récipients remplis d’eau.
Certains portaient des bouteilles, des flacons, des carafes ; d’autres des brocs, des pots et même des seaux.
Jicé versait dans un grand entonnoir l’eau que les gens lui passaient.
Et eux la récupéraient de l’autre côté de la charrette. Mais au passage, elle était devenue rouge, l’eau, un peu violacée.

Les habitants buvaient et poussaient des cris de joie. Ils criaient :
Bravo, Jicé ! Merci, Jicé ! Il est délicieux ! Encore meilleur que l’an dernier ! Il est divin !
Je sais que vous ne me croirez pas, mais c’est la vérité : cet homme transformait l’eau en vin.
Jicé leur dit : prenez et buvez-en tous, ceci est mon Tursan.
Ici, j’ouvre une parenthèse
Pour signaler à ceux d’entre vous qui l’ignoreraient que le Tursan est un vin du sud-ouest de la France.
Sans cette précision, le jeu de mots de Jicé perdrait tout son sens.
Je ferme la parenthèse.
Donc Jicé leur dit : prenez et buvez-en tous, ceci est mon Tursan.
Sa mère ajouta qu’il faut boire avec modération de ce vin.
Elle avait le souci que soit respectée la loi Evin.

A ce moment arrivent deux cyclistes portant casquette.
Les voilà qui arrêtent leurs bicyclettes.
Intrigués par le manège de ces gens qui portent un liquide ressemblant à du vin,
On les sent aux aguets. On a affaire à des fonctionnaires très malins.
L’un est l’agent des douanes Dupin (comme George Sand),
L’autre l’agent des accises Lupin (comme Arsène), le genre qui adore distribuer des amendes.
Ils demandent à Jicé de leur servir de ce liquide.
Avec plaisir, leur dit-il, mais il faut que vous me fournissiez de l’eau. Or leurs gourdes étaient vides.
Moi, j’en ai tant et plus de l’eau, leur dit un homme visiblement très âgé,
Et je peux sans problème vous en donner.
Et les voilà tous trois qui récupèrent le breuvage de l’autre côté de la charrette.
Les uns dans leurs gourdes, l’autre dans une canette.

Tout en buvant à petites lampées, le vieillard demande à Jicé s’il y a des vignes au paradis.
Il n’y avait jamais été, il n’y avait jamais pensé, c’est ce que Jicé lui répondit.
Mais il ajouta qu’il connaissait quelqu’un de haut placé et il sortit un téléphone mobile de sa parka.
Il appuya sur la touche 1, s’éloigna quelques minutes en parlant tout bas.
J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, dit-il, au vieil homme d’un ton badin.
La bonne, c’est qu’au paradis il y a effectivement des vignes, qui produisent uniquement de grands vins :
Nuits-Saint-Georges, Saint-Emilion, Saint-Amour, Saint-Joseph, Saint-Estèphe, Saint-Véran, Sainte-Croix-du-Mont, Château L’Evangile, Château l’Angélus, Châteauneuf-du-Pape, Saint-Julien …
La mauvaise nouvelle, c’est que ces vignes, mon pauvre monsieur, vous commencez à les tailler dès demain.
Oh, je ne suis guère surpris, dit le vieux. C’est vrai qu’il y a un temps pour tout. Et je sais que pour moi, il se fait tard.
Et comme disait Platon, « le vin est le lait des vieillards ».
Et puis, ça me rappellera ma jeunesse, dit l’ancien.
Le temps où je faisais les vendanges à Saint-Pourçain.

C’est bien du vin et du bon !, dit en claquant la langue Dupin.
Je dirais même plus : on dirait le petit Jésus en culotte de velours, ajouta Lupin.
Remettez-nous un petit coup, il a comme un goût de trop peu.

Nous devons absolument déterminer le cépage. C’est obligatoire pour le formulaire 423/9285-28bis/120E.
Jicé proteste : mais Messieurs, vous voyez bien qu’il ne s’agit que d’eau transformée.
Vous n’allez quand même pas la taxer.
Le patron a décidé que l’homme gagnerait sa vie à la sueur de son front.
Et ça, ça donne soif. Alors, je m’efforce de l’alléger, la vie de l’homme, de lui rendre les jours plus ronds.
La mère de Jicé les interpelle : le vin rend le teint beau, ne trouvez-pas ?
Etes-vous buveurs d’eau, Messieurs ? Vos faces ne l’indiquent pas.

Mais leur conscience professionnelle fut la plus forte, les obligeant à boire encore un verre, puis un autre et quelques autres à la suite, pour se forger une opinion.
Cot ? Pinot ? Merlot ? Malbec ? Syrah ? Cabernet Sauvignon ?
Ils sont en tout cas d’accord : il a un goût de pierre à fusil, d’épices et une petite note de framboise.
Et les voilà qui se mettent à chanter: « Elle s’appelait Françoise, mais on l’appelait Framboise. Une idée de l’adjudant, qui en avait très peu pourtant, des idées ».
Ils enfourchent leurs vélos et s’en vont, cahin-caha, en chantant, sans même se retourner.
Messieurs les douaniers, leur crie Jicé, vous ne me demandez pas si j’ai quelque chose à déclarer ?

C’est que j’en ai des choses à déclarer :
-       En vérité, je vous le dis : Heureux les pauvres ivrognes, car le peu qu’ils auront ils le verront en double.
-       En vérité, je vous le dis : comme le père Lacordaire, je pense que : « Non ! Le vin n’est pas une invention du diable, mais un don de notre Père qui nous connaît et nous aime ».
-       En vérité, je vous le dis : comme le roi Henri IV, je suis sûr que: « Bonne cuisine et bon vin font le paradis sur terre ».
-       Et Jicé termina avec cette phrase qui, personnellement, m’a laissé sans voix : Comme le disait Pierre Dac: «  Je préfère le vin d’ici à l’eau de là ».

Voilà toute l’histoire, telle que j’y ai assisté.
Je l’ai intitulée « L’affaire du 22 janvier » en référence à « L’affaire du 21 décembre » de Norge qui dans sa structure m’a quelque peu inspiré.