En 2009, la Bibliothèque d'Antoing organisait son quatrième concours de nouvelles. Le thème de cette édition: Folie(s). Derek Thill (que je connais bien) y a participé, son texte a été retenu aux côtés de sept autres et publié dans le recueil Folie(s) publié en 2010 par le Centre de lecture publique d'Antoing.
La folie du prince Georges-Albert
C’était de ces pays qui
ont des cathédrales pour uniques montagnes. Ici, elles étaient au singulier. On
la devinait, par temps clair, au loin, vers l’ouest. C’est dire si ce pays
était plat. Aussi plat qu’un plat. Ce qui chagrinait amèrement le prince Georges-Albert
qui, nuit et jour, rêvait de montagnes.
Tout petit déjà, c’était
le roi des pâtés de sable. En vacances en bord de mer, il les alignait sur des
dizaines de mètres. Très vite, ce furent non des châteaux de sable, mais des
montagnettes. Il fallait que les tas soient les plus hauts qu’il était possible
d’ériger à la force du poignet. Et son père, le prince Georges-Léopold, suait à
ses côtés sang et eau pour élever ces collines éphémères. En fin de journée,
père et fils montaient à l’assaut de leurs dunes, en Tartarin tranquilles.
Adolescent,
Georges-Albert faisait constamment des poussées de fièvre qui intriguaient les
médecins et se traduisaient en graphiques aux allures de silhouettes alpines.
Il les collectionnait, en tapissait les murs de sa chambre, en rêvait la nuit.
En saison, il ne ratait aucune fête foraine de la région et y passait des
après-midi entières sur les montagnes russes.
Mais jamais, au grand
jamais, Georges-Albert n’eut l’occasion d’aller en montagne. Jamais il n’eut
l’occasion d’en voir et moins encore d’en gravir de réelles. Son père n’était
pas voyageur. C’était là son moindre défaut.
Remplaçant jeune ce père
trop tôt disparu (tombé d’une échelle en cueillant des cerises), Georges-Albert
resta coincé au plat pays. La tradition voulait que le prince jamais ne quitte
ses terres, la légende prétendant que si tel devait être le cas, le pays connaîtrait
sept ans de malheur. Georges-Albert était superstitieux et respectueux des traditions
et ne souhaitait rien d’autre que le bonheur de ses sujets.
Arrivé à un âge où l’on
a habituellement plus de regrets que d’espoirs, Georges-Albert décida de
modifier la face du monde, du moins entendait-il s’attaquer au relief de son
pays. Il voulait, il aurait des montagnes. Il se rêvait montagnard. Il
prononçait « montègnard », ses interlocuteurs le prenait pour un
disciple de Montaigne. Il multiplia les
essais.
Attaché à ses souvenirs
d’enfance, il commença par vouloir ériger des montagnes de sable sur les immenses
plages du nord. Mais deux fois par jour, la mer se moquait de son grand œuvre.
Et tout était à recommencer. S’il parvenait parfois à maintenir debout pendant
quelques mois quelques collines sableuses, les tempêtes d’équinoxe s’empressaient
de lui rappeler la vanité de son entreprise. Le grand chambellan eut bien des
peines à convaincre le prince qu’elle était sans espoir.
Georges-Albert se
rabattit alors sur ses propres terres, éloignées des mers et des vents. Ce
prince en mal de montagnes se fit ainsi bâtisseur de pistes, éleveur de pentes.
Il décida d’abattre la forêt qui voisinait son château.
C’est alors que les
choses tournèrent à l’aigre, que sa folie douce apparut furieuse. Il essuya
alors des montagnes de critiques. Les paysans étaient nombreux à lui louer des
terres pour y cultiver betteraves, blé, avoine et orge. Il mit fin abruptement
aux contrats de fermage tant ses besoins en terrains étaient élevés. Les paysans
virent en cette attitude… le fait du prince. Il fit creuser d’immenses fosses dont
les terres dégagées serviraient à ériger des montagnes aux sommets qu’il espérait
perdus dans les nuages. Son grand dessein était né: créer un lagon tropical
entouré de montagnes enneigées, permettre dans le même temps la pratique de
sports estivaux et hivernaux. Des promoteurs venus de Paris avaient tracé les
plans et mis sur la table quelques sacs de pièces d’or. En quelques semaines,
les bulldozers et les tronçonneuses abattirent plus de cent hectares de forêt
pour faire place nette. Palmiers et cocotiers remplacèrent peupliers et bouleaux.
Le cours de la rivière fut dévié pour emplir le « Lagon du
Nord » nouvellement créé.
Un matin, le régisseur
constata que le bleu du lagon avait viré à l’ocre. Les fonds de faux coraux étaient
opaques, les poissons flottaient le ventre à l’air. Des biochimistes de la
ville procédèrent à des analyses et établirent que, mélangée au bleu de
méthylène déversé dans le lagon pour en garantir la couleur, la bactérie
Pseudomonas syringæ, l’adjuvant qui permet de maintenir la neige artificielle
sur les pistes, avait eu un effet mortel pour la faune et la flore. Restait à
comprendre comment la bactérie avait pu se retrouver dans le lac. Les cuves
entières s’étaient vidées en une nuit.
On se perdit en
conjectures. Jusqu’à ce que le vieux Eleuthère, qui vivait l’écart du village,
livre des clés d’explication à cette catastrophe†: « les terres qui ont
été travaillées, améliorées, bonifiées par une longue suite d’aïeux,
pensez-vous que les descendants se les laisseront enlever sans les défendre
jusqu’à la mort ? », demanda-t-il en levant les bras au ciel.
« Ces terres ne
leur appartiennent pas, lui répliqua le régisseur. Elles sont au seigneur qui
peut en disposer comme il lui plaît ».
« On le dit
aujourd’hui. Mais la terre ne sera jamais qu’à celui qui l’a fécondée.
Au-dessus du propriétaire, du seigneur, du prince, il y a Dieu et Dieu est avec
les paysans. »[1]
Alertée, la police
enquêta. Elle interrogea tout d’abord Eleuthère qui prétendait avoir tout
oublié de ce qu’il avait déclaré. Il entra dans de longues explications sur la
disparition de l’engoulevent d’Europe, de l’hirondelle des rivages, du bruant
zizi et de l’hypolaïs ictérine, il
affirmait que toutes ces espèces qu’il avait passé sa vie à observer avaient irrémédiablement
disparu, chassées par les bulldozers et la destruction de leur habitat. Les
policiers n’en tirèrent rien d’autre, mais le placèrent en tête des suspects.
Ils frappèrent aux
portes des maisons, écoutèrent les conversations dans les tavernes. Mais les
paysans ne parlaient guère, répondant par borborygmes aux enquêteurs et s’empressant
de cracher dans leur dos à leur départ.
Un matin, le régisseur
du roi trouva couchés au sol vingt-cinq palmiers proprement coupés à trente
centimètres de hauteur. Personne n’avait rien vu, rien entendu.
Cette fois, c’était sûr:
le maugré était de retour. « Le maugré, c’est comme la nuit, il est
supérieur à toute force humaine. La nuit tombe du ciel, il sort de la terre, rôde
autour du marais comme les lumerottes, souffle dans le vent, crépite dans les
foyers, agite les consciences et sème la terreur. C’est un produit du sol même.
Il est des terres qui ne le connaissent point, la nôtre le porte dans ses
entrailles. La nôtre a donné la force à nos ancêtres; en les recueillant dans
son sein, elle a gardé quelque chose de leur âme ardente et jalouse.
Voyez-vous, et c’est là ce qui trompe ceux qui croient comme vous qu’il ne s’agit
que de vaines querelles et de vengeances puériles, quand bien même des paysans
du Tournaisis auraient perdu la haine nécessaire pour repousser l’envahisseur,
le maugré n’exécuterait pas moins ses sentences, car les morts sortiraient de
leur sépulture pour les servir. »[2]
L’enquête reprit de plus
belle, menée cette fois par des policiers de la ville. Ils n’eurent pas plus de succès. Les
villageois étaient toujours aussi taiseux, les fermiers avaient le regard aussi
noir que les terres dont ils avaient été chassés. En ces temps de vaches folles
et de prairies reprises, ils pouvaient dire adieu à leurs veaux, vaches,
cochons, couvées, à leurs cultures de céréales et de betteraves. A l’automne,
alors que les palmiers étaient remplacés par d’autres importés spécialement de
Dubaï, la sucrerie du village voisin tourna au ralenti. La colère grondait, sourde.
Le Rouchki qui, il y a
peu, occupait les vastes terres entourant le moulin, alla voir les uns et les
autres. Et les décida à monter au château réclamer un dédommagement au prince.
Les gendarmes gardaient
la grille. C’est le régisseur qui reçut les paysans: le prince ne voulait voir
personne, il restait le maître de ses terres, les locations avaient cessé. Mais
grâce à lui, expliquait le régisseur, un avenir nouveau s’ouvrait aux
agriculteurs: ils pourraient être jardiniers, hommes d’entretien ou gardiens de
parkings. Ecœurés, les hommes haussèrent les épaules, levèrent le poing.
C’est le Rouchki qui
prit la parole: « nous défendrons le legs de nos aïeux et leur patrimoine.
Les seigneurs ont oublié les engagements primitifs, après s’être soustrait aux
défenseurs qui leur avaient donné des droits et ils veulent, non seulement
conserver ces droits, mais encore les accroître à nos dépens. Avec les gens des
villes, ils ont édicté des lois nouvelles au mépris de ce qu’avait établi un
long passé. Loin d’être nos protecteurs, ils se sont alliés aux étrangers pour
nous enlever notre terre nourricière. Nous laisserons-nous faire†? Sommes-nous
devenus dociles comme des chiens? »[3]
La douzaine d’hommes qui
était là se mit à tonner, certains secouèrent les grilles, aussitôt repoussés
brutalement par les gendarmes.
La nuit suivante, la
ferme de la Lande, où les architectes et l’équipe de constructeurs avaient
installé leurs bureaux, brûla comme une torche. Les pompiers mirent très
longtemps à arriver: ils avaient dû déblayer le chemin de trois troncs de palmiers
qui le barraient. Les enquêteurs ne furent pas longs à constater que divers
foyers avaient été allumés. L’incendie criminel ne faisait aucun doute.
Face aux badauds qui,
sans un mot, contemplaient les ruines fumantes au milieu desquelles dansaient
encore quelques flammèches, l’architecte en chef prit la parole: « honte
sur vous tous! Est-il donc écrit que toute évolution est impossible, que
l’époque vous est indifférente, que tout est figé à jamais? ».
« Ce bâtiment était
une ferme, pas un bureau, vous en avez chassé les paysans ! », cria
une femme.
« Nous sommes ici
de par la volonté du prince d’Antoing, seul propriétaire de la ferme; nous ne
connaissons de droits à personne d’autre »[4],
répliqua l’architecte.
Eleuthère prit alors la
parole: « la folie est-elle devenue notre façon de vivre?,
demanda-t-il. La raison nous sera-t-elle
rendue un jour? Elle nous dirait de respecter nos terres, elles appartiennent à
nos enfants, aux enfants de nos enfants et à tous ceux qui viendront ensuite.
Ils sont fous ceux qui jouent avec le feu. Mais plus fou encore est celui qui
le premier alluma la mèche ! ».
« Taisez-vous,
vieux fou! », cria une voix dans le
dos de la foule.
Le prince était là,
menaçant, hors de lui, pour la première fois depuis longtemps au milieu de ses
gens, ces gens qui, il y a peu encore, posaient sur lui un regard de sympathie.
Il était loin ce temps.
« Cette propriété
est mienne et j’y fais et ferai ce que bon me semble. La foi peut soulever des
montagnes. Ma volonté peut en créer. Que cela vous plaise ou non! La loi sera
respectée et la loi, c’est moi! ».
« Il y a, répliqua
Eleuthère, une loi qui est primordiale et qu’aucune autre ne peut détruire,
c’est celle de Moïse. Dans ce texte, tous nos droits d’usage se trouvaient
reconnus comme nos droits d’occupation ont leurs sources dans les coutumes
dérivant de la loi salique. Ils étaient si universellement admis qu’ils
n’avaient besoin d’être écrits nulle part.
Pour compenser la suppression de vos droits féodaux, vous avez pris au
paysan ce qui lui revenait en vertu du droit naturel auquel le droit occidental
éclairé par le christianisme se conforma toujours. Parce qu’un code a supprimé
les baux à durée illimitée par lesquels les hommes libres rentraient en
possession des terres dont ils avaient fait hommage aux seigneurs, vous croyez
que vous pouvez abuser désormais de la terre. A quoi donc ont abouti l’oubli de
vos devoirs, le mépris du droit des autres qu’une justice faite à votre complaisance
a consacrés ? »[5]
« Vous verrez bien,
quand les coupables seront démasqués, que la justice me donnera
raison ! », s’écria le prince, vert de rage.
« Voilà ce qui est
juste! », cria une voix aiguë venue du cœur de la foule. A cet instant, le
prince reçut en pleine figure une boule à neige en verre. Il y laissa deux dents en or et chacun put voir
sa face écarlate de sang. Le geste était signé d’un déséquilibré qui, pour tout
le monde au village, avait perdu la tête un soir d’orage. La folie du prince
s’est retournée contre lui, dirent les habitants du village, un fou trouve
toujours plus fou que lui.
Etonnamment (à quelque
chose malheur est bon), le coup rendit l’esprit au prince. Il oublia ses rêves
de bâtisseur. A la sortie de l’hôpital, il annonça son abdication et céda sa
place à son fils, le tranquille Georges-Philippe.
Découvrant enfin sa
liberté de circuler à l’étranger, il parcourt aujourd’hui les montagnes du
monde entier. Les vraies! Et, face à la grandeur des paysages, se rend compte à
quel point son envie de montagnes n’aurait jamais pu être satisfaite par les
ersatz qu’il imaginait.
« Pourtant, que la
montagne est belle! », ne cesse-t-il de répéter.