jeudi 1 avril 2010

La folie du prince Georges-Albert

En 2009, la Bibliothèque d'Antoing organisait son quatrième concours de nouvelles. Le thème de cette édition: Folie(s). Derek Thill (que je connais bien) y a participé, son texte a été retenu aux côtés de sept autres et publié dans le recueil Folie(s) publié en 2010 par le Centre de lecture publique d'Antoing.




La folie du prince Georges-Albert

C’était de ces pays qui ont des cathédrales pour uniques montagnes. Ici, elles étaient au singulier. On la devinait, par temps clair, au loin, vers l’ouest. C’est dire si ce pays était plat. Aussi plat qu’un plat. Ce qui chagrinait amèrement le prince Georges-Albert qui, nuit et jour, rêvait de montagnes.
Tout petit déjà, c’était le roi des pâtés de sable. En vacances en bord de mer, il les alignait sur des dizaines de mètres. Très vite, ce furent non des châteaux de sable, mais des montagnettes. Il fallait que les tas soient les plus hauts qu’il était possible d’ériger à la force du poignet. Et son père, le prince Georges-Léopold, suait à ses côtés sang et eau pour élever ces collines éphémères. En fin de journée, père et fils montaient à l’assaut de leurs dunes, en Tartarin tranquilles.
Adolescent, Georges-Albert faisait constamment des poussées de fièvre qui intriguaient les médecins et se traduisaient en graphiques aux allures de silhouettes alpines. Il les collectionnait, en tapissait les murs de sa chambre, en rêvait la nuit. En saison, il ne ratait aucune fête foraine de la région et y passait des après-midi entières sur les montagnes russes.
Mais jamais, au grand jamais, Georges-Albert n’eut l’occasion d’aller en montagne. Jamais il n’eut l’occasion d’en voir et moins encore d’en gravir de réelles. Son père n’était pas voyageur. C’était là son moindre défaut.
Remplaçant jeune ce père trop tôt disparu (tombé d’une échelle en cueillant des cerises), Georges-Albert resta coincé au plat pays. La tradition voulait que le prince jamais ne quitte ses terres, la légende prétendant que si tel devait être le cas, le pays connaîtrait sept ans de malheur. Georges-Albert était superstitieux et respectueux des traditions et ne souhaitait rien d’autre que le bonheur de ses sujets.
Arrivé à un âge où l’on a habituellement plus de regrets que d’espoirs, Georges-Albert décida de modifier la face du monde, du moins entendait-il s’attaquer au relief de son pays. Il voulait, il aurait des montagnes. Il se rêvait montagnard. Il prononçait « montègnard », ses interlocuteurs le prenait pour un disciple de  Montaigne. Il multiplia les essais.
Attaché à ses souvenirs d’enfance, il commença par vouloir ériger des montagnes de sable sur les immenses plages du nord. Mais deux fois par jour, la mer se moquait de son grand œuvre. Et tout était à recommencer. S’il parvenait parfois à maintenir debout pendant quelques mois quelques collines sableuses, les tempêtes d’équinoxe s’empressaient de lui rappeler la vanité de son entreprise. Le grand chambellan eut bien des peines à convaincre le prince qu’elle était sans espoir.
Georges-Albert se rabattit alors sur ses propres terres, éloignées des mers et des vents. Ce prince en mal de montagnes se fit ainsi bâtisseur de pistes, éleveur de pentes. Il décida d’abattre la forêt qui voisinait son château.

C’est alors que les choses tournèrent à l’aigre, que sa folie douce apparut furieuse. Il essuya alors des montagnes de critiques. Les paysans étaient nombreux à lui louer des terres pour y cultiver betteraves, blé, avoine et orge. Il mit fin abruptement aux contrats de fermage tant ses besoins en terrains étaient élevés. Les paysans virent en cette attitude… le fait du prince. Il fit creuser d’immenses fosses dont les terres dégagées serviraient à ériger des montagnes aux sommets qu’il espérait perdus dans les nuages. Son grand dessein était né: créer un lagon tropical entouré de montagnes enneigées, permettre dans le même temps la pratique de sports estivaux et hivernaux. Des promoteurs venus de Paris avaient tracé les plans et mis sur la table quelques sacs de pièces d’or. En quelques semaines, les bulldozers et les tronçonneuses abattirent plus de cent hectares de forêt pour faire place nette. Palmiers et cocotiers remplacèrent peupliers et bouleaux. Le cours de la rivière fut dévié pour emplir le « Lagon du Nord »  nouvellement créé.

Un matin, le régisseur constata que le bleu du lagon avait viré à l’ocre. Les fonds de faux coraux étaient opaques, les poissons flottaient le ventre à l’air. Des biochimistes de la ville procédèrent à des analyses et établirent que, mélangée au bleu de méthylène déversé dans le lagon pour en garantir la couleur, la bactérie Pseudomonas syringæ, l’adjuvant qui permet de maintenir la neige artificielle sur les pistes, avait eu un effet mortel pour la faune et la flore. Restait à comprendre comment la bactérie avait pu se retrouver dans le lac. Les cuves entières s’étaient vidées en une nuit.
On se perdit en conjectures. Jusqu’à ce que le vieux Eleuthère, qui vivait l’écart du village, livre des clés d’explication à cette catastrophe†: « les terres qui ont été travaillées, améliorées, bonifiées par une longue suite d’aïeux, pensez-vous que les descendants se les laisseront enlever sans les défendre jusqu’à la mort ? », demanda-t-il en levant les bras au ciel.
« Ces terres ne leur appartiennent pas, lui répliqua le régisseur. Elles sont au seigneur qui peut en disposer comme il lui plaît ».
« On le dit aujourd’hui. Mais la terre ne sera jamais qu’à celui qui l’a fécondée. Au-dessus du propriétaire, du seigneur, du prince, il y a Dieu et Dieu est avec les paysans. »[1]

Alertée, la police enquêta. Elle interrogea tout d’abord Eleuthère qui prétendait avoir tout oublié de ce qu’il avait déclaré. Il entra dans de longues explications sur la disparition de l’engoulevent d’Europe, de l’hirondelle des rivages, du bruant zizi et de l’hypolaïs ictérine,  il affirmait que toutes ces espèces qu’il avait passé sa vie à observer avaient irrémédiablement disparu, chassées par les bulldozers et la destruction de leur habitat. Les policiers n’en tirèrent rien d’autre, mais le placèrent en tête des suspects.
Ils frappèrent aux portes des maisons, écoutèrent les conversations dans les tavernes. Mais les paysans ne parlaient guère, répondant par borborygmes aux enquêteurs et s’empressant de cracher dans leur dos à leur départ.
Un matin, le régisseur du roi trouva couchés au sol vingt-cinq palmiers proprement coupés à trente centimètres de hauteur. Personne n’avait rien vu, rien entendu.
Cette fois, c’était sûr: le maugré était de retour. « Le maugré, c’est comme la nuit, il est supérieur à toute force humaine. La nuit tombe du ciel, il sort de la terre, rôde autour du marais comme les lumerottes, souffle dans le vent, crépite dans les foyers, agite les consciences et sème la terreur. C’est un produit du sol même. Il est des terres qui ne le connaissent point, la nôtre le porte dans ses entrailles. La nôtre a donné la force à nos ancêtres; en les recueillant dans son sein, elle a gardé quelque chose de leur âme ardente et jalouse. Voyez-vous, et c’est là ce qui trompe ceux qui croient comme vous qu’il ne s’agit que de vaines querelles et de vengeances puériles, quand bien même des paysans du Tournaisis auraient perdu la haine nécessaire pour repousser l’envahisseur, le maugré n’exécuterait pas moins ses sentences, car les morts sortiraient de leur sépulture pour les servir. »[2]

L’enquête reprit de plus belle, menée cette fois par des policiers de la ville.  Ils n’eurent pas plus de succès. Les villageois étaient toujours aussi taiseux, les fermiers avaient le regard aussi noir que les terres dont ils avaient été chassés. En ces temps de vaches folles et de prairies reprises, ils pouvaient dire adieu à leurs veaux, vaches, cochons, couvées, à leurs cultures de céréales et de betteraves. A l’automne, alors que les palmiers étaient remplacés par d’autres importés spécialement de Dubaï, la sucrerie du village voisin tourna au ralenti. La colère grondait, sourde.

Le Rouchki qui, il y a peu, occupait les vastes terres entourant le moulin, alla voir les uns et les autres. Et les décida à monter au château réclamer un dédommagement au prince.
Les gendarmes gardaient la grille. C’est le régisseur qui reçut les paysans: le prince ne voulait voir personne, il restait le maître de ses terres, les locations avaient cessé. Mais grâce à lui, expliquait le régisseur, un avenir nouveau s’ouvrait aux agriculteurs: ils pourraient être jardiniers, hommes d’entretien ou gardiens de parkings. Ecœurés, les hommes haussèrent les épaules, levèrent le poing.
C’est le Rouchki qui prit la parole: « nous défendrons le legs de nos aïeux et leur patrimoine. Les seigneurs ont oublié les engagements primitifs, après s’être soustrait aux défenseurs qui leur avaient donné des droits et ils veulent, non seulement conserver ces droits, mais encore les accroître à nos dépens. Avec les gens des villes, ils ont édicté des lois nouvelles au mépris de ce qu’avait établi un long passé. Loin d’être nos protecteurs, ils se sont alliés aux étrangers pour nous enlever notre terre nourricière. Nous laisserons-nous faire†? Sommes-nous devenus dociles comme des chiens? »[3]
La douzaine d’hommes qui était là se mit à tonner, certains secouèrent les grilles, aussitôt repoussés brutalement par les gendarmes.

La nuit suivante, la ferme de la Lande, où les architectes et l’équipe de constructeurs avaient installé leurs bureaux, brûla comme une torche. Les pompiers mirent très longtemps à arriver: ils avaient dû déblayer le chemin de trois troncs de palmiers qui le barraient. Les enquêteurs ne furent pas longs à constater que divers foyers avaient été allumés. L’incendie criminel ne faisait aucun doute.
Face aux badauds qui, sans un mot, contemplaient les ruines fumantes au milieu desquelles dansaient encore quelques flammèches, l’architecte en chef prit la parole: « honte sur vous tous! Est-il donc écrit que toute évolution est impossible, que l’époque vous est indifférente, que tout est figé à jamais? ».
« Ce bâtiment était une ferme, pas un bureau, vous en avez chassé les paysans ! », cria une femme.
« Nous sommes ici de par la volonté du prince d’Antoing, seul propriétaire de la ferme; nous ne connaissons de droits à personne d’autre »[4], répliqua l’architecte.
Eleuthère prit alors la parole: « la folie est-elle devenue notre façon de vivre?, demanda-t-il.  La raison nous sera-t-elle rendue un jour? Elle nous dirait de respecter nos terres, elles appartiennent à nos enfants, aux enfants de nos enfants et à tous ceux qui viendront ensuite. Ils sont fous ceux qui jouent avec le feu. Mais plus fou encore est celui qui le premier alluma la mèche ! ».
« Taisez-vous, vieux fou! »,  cria une voix dans le dos de la foule.
Le prince était là, menaçant, hors de lui, pour la première fois depuis longtemps au milieu de ses gens, ces gens qui, il y a peu encore, posaient sur lui un regard de sympathie. Il était loin ce temps.
« Cette propriété est mienne et j’y fais et ferai ce que bon me semble. La foi peut soulever des montagnes. Ma volonté peut en créer. Que cela vous plaise ou non! La loi sera respectée et la loi, c’est moi! ».
« Il y a, répliqua Eleuthère, une loi qui est primordiale et qu’aucune autre ne peut détruire, c’est celle de Moïse. Dans ce texte, tous nos droits d’usage se trouvaient reconnus comme nos droits d’occupation ont leurs sources dans les coutumes dérivant de la loi salique. Ils étaient si universellement admis qu’ils n’avaient besoin d’être écrits nulle part.  Pour compenser la suppression de vos droits féodaux, vous avez pris au paysan ce qui lui revenait en vertu du droit naturel auquel le droit occidental éclairé par le christianisme se conforma toujours. Parce qu’un code a supprimé les baux à durée illimitée par lesquels les hommes libres rentraient en possession des terres dont ils avaient fait hommage aux seigneurs, vous croyez que vous pouvez abuser désormais de la terre. A quoi donc ont abouti l’oubli de vos devoirs, le mépris du droit des autres qu’une justice faite à votre complaisance a consacrés ? »[5] 
« Vous verrez bien, quand les coupables seront démasqués, que la justice me donnera raison ! », s’écria le prince, vert de rage.
« Voilà ce qui est juste! », cria une voix aiguë venue du cœur de la foule. A cet instant, le prince reçut en pleine figure une boule à neige en verre. Il  y laissa deux dents en or et chacun put voir sa face écarlate de sang. Le geste était signé d’un déséquilibré qui, pour tout le monde au village, avait perdu la tête un soir d’orage. La folie du prince s’est retournée contre lui, dirent les habitants du village, un fou trouve toujours plus fou que lui.

Etonnamment (à quelque chose malheur est bon), le coup rendit l’esprit au prince. Il oublia ses rêves de bâtisseur. A la sortie de l’hôpital, il annonça son abdication et céda sa place à son fils, le tranquille Georges-Philippe.
Découvrant enfin sa liberté de circuler à l’étranger, il parcourt aujourd’hui les montagnes du monde entier. Les vraies! Et, face à la grandeur des paysages, se rend compte à quel point son envie de montagnes n’aurait jamais pu être satisfaite par les ersatz qu’il imaginait.
« Pourtant, que la montagne est belle! », ne cesse-t-il de répéter.



[1] Maurice des Ombiaux, Le Maugré, Editions Labor, Espace Nord, p. 54.
[2] M. des Ombiaux, op cit., pp. 23-24.
[3] M. des Ombiaux, op cit., pp. 81-82.
[4] M. des Ombiaux, op cit., p. 19.
[5] M. des Ombiaux, op cit., p. 224.